Issue |
Radioprotection
Volume 59, Number 4, October - December 2024
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Page(s) | 250 - 255 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/radiopro/2024038 | |
Published online | 13 December 2024 |
Article
Une dialectique récurrente : des dangers aux risques des expositions aux rayonnements ionisants
1
Société Française de Radioprotection, Fontenay-aux-Roses, France
2
Université Paris Saclay (UVSQ), UFR Simone Veil – Santé, Montigny le Bretonneux, France
3
IRSN, PSE-ENV/SEDDER, Fontenay-aux-Roses, France
* Auteur de correspondance : jean-marc.bertho@irsn.fr
Reçu :
26
Juin
2024
Accepté :
17
Août
2024
Les notions de danger et de risque sont très souvent confondues. Bien qu’étant proches, elles recouvrent des réalités différentes, que ce soit dans le domaine des risques naturels et technologiques ou dans d’autres domaines. Ceci est vrai également dans le domaine de la radioprotection. De plus ces deux notions évoluent dans le temps avec les évolutions de la société et la perception sociale du risque. Ces évolutions entraînent des conséquences sur le système de radioprotection qui devront être prises en compte dans les études de risque et les réflexions en cours sur l’évolution des recommandations générales de la CIPR.
Abstract
The notions of danger and risk are often confused. Although they are closely related, they cover different realities, whether in the field of natural and technological hazards or in other areas. This is also true in the field of radiation protection. What's more, these two concepts evolve over time in line with changes in society and social perceptions of risk. These developments have consequences for the radiation protection system, which need to be taken into account in risk studies and in the current reflections on the evolution of the ICRP's general recommendations.
Mots clés : risque / danger / Radioprotection
Key words: risk / danger / radiation protection
© J.L. Pasquier et al., Published by EDP Sciences, 2024
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Les notions de « risque » et de « danger » que, parfois l’on confond, comme s’il s’agissait de synonymes, sont effectivement assez proches. En réalité, ce sont deux notions contingentes qui ne sont pas superposables. L’une, le danger est une cause possible de dommage (à une personne, à un bien, à l’environnement) plus ou moins sévère et pouvant aller, pour les personnes exposées, jusqu’au décès de l’individu (Lannoy, 2008). Par exemple, une bouteille de produit chimique toxique, nocif ou corrosif représente un danger (signalé par un pictogramme spécifique). La notion de danger ne comporte donc aucune notion de probabilité d’avènement et de gravité d’un dommage. L’autre, le risque, reflète la probabilité d’occurrence d’un évènement conduisant à l’exposition au danger (Kermisch, 2011). Si la bouteille de produit chimique reste à portée de mains d’un enfant, il y a un risque d’accident d’ingestion, de brûlure, etc., qui peut engager la santé de l’enfant. Un risque peut-il exister sans pour autant qu’il y ait danger ? Non, puisque la notion de risque dépend entièrement de l’existence d’un danger. Mais l’identification ou l’existence d’un danger ne suffit pas en elle-même pour estimer un risque. La notion de risque, plus opérationnelle mais plus complexe que la notion de danger, doit être associée à l’évaluation de quatre facteurs : la qualification du danger, la probabilité d’occurrence d’une exposition au danger, la gravité des conséquences potentielles et son acceptabilité (CASE, 2010). Cette définition est adaptée à la gestion opérationnelle des risques, car elle associe ces deux notions de danger et d’effets potentiels sur des cibles ou des enjeux. Cependant, il faut garder en tête la multiplicité des définitions et des situations dans lesquelles elles s’appliquent, comme en économie, où une notion de perte possible, mais aussi de gain potentiel entre en jeu. En accord avec cet exemple, l’ISO définit le risque comme étant « l’effet de l’incertitude sur l’atteinte des objectifs » de l’entreprise (ISO, 2018). Cette définition est en accord avec celle proposée par la Society for risk analysis (SRA, 2018) qui souligne que les conséquences sont en relation avec quelque chose ayant de la valeur pour l’Humain avec au moins une conséquence considérée comme négative.
Dans le domaine de l’exposition aux rayonnements ionisants, les situations semblent plus difficiles à analyser que la situation de risque chimique décrite ci-dessus. Deux exemples :
une centrale nucléaire de production d’électricité est-elle dangereuse ou risquée ? Une centrale nucléaire quelle que soit sa technologie, présente incontestablement un danger, comme toute installation industrielle, avec des causes possibles de dommages bien identifiées : contamination de l’environnement, conséquences sanitaires directes ou indirectes, désorganisation à long terme de la vie socio-économique du territoire affecté par les rejets radioactifs (Hande et al., 2023 ; Thu Zar et al., 2022). Néanmoins, les études probabilistes de sûreté et les études de risque effectuées en amont ou au cours de la vie de l’installation nucléaire conduisent à des aménagements ou à des dispositifs de sûreté qui permettent de réduire au maximum les risques liés à ces installations, c’est-à-dire de réduire la probabilité de survenue d’un accident, et si cela arrive d’en minimiser les conséquences potentielles. De plus, ces études de sûreté permettent, en fonctionnement normal, de limiter les risques pour la population environnante en limitant par exemple les rejets radioactifs dans l’environnement, tout en produisant une énergie abondante, pilotable et faiblement carbonée (IPCC, 2022). Or, malgré ces études approfondies, une centrale nucléaire est souvent considérée comme dangereuse en raison de la nature potentiellement dévastatrice des accidents nucléaires. Cette position ne tient pas compte de la faible probabilité d’occurrence (et donc du risque) de tels accidents majeurs. Cette position correspond à la notion d’aversion au risque : un risque est rejeté du fait non pas de sa probabilité d’occurrence mais du fait des risques de perte importants, dans ce cas la contamination à long terme d’un territoire et les dommages économiques, sociétaux et de santé publique qui peuvent en résulter ;
une activité de radiologie médicale comme le scanner est-elle dangereuse ou risquée pour les patients qui sont exposés volontairement aux rayonnements ionisants ? Les rayonnements ionisants peuvent endommager l’ADN des cellules (le danger) et provoquer des brûlures radiologiques ou des cancers. L’utilisation des rayonnements ionisants en imagerie médicale représente donc bien un risque. Mais c’est bien l’exposition en elle-même qui crée le risque de cancer et qui augmente ce risque avec la dose. En imagerie médicale, on est donc conduit à diminuer le risque en utilisant la dose de rayonnement la plus faible possible tout en gardant une qualité d’image suffisante (le bénéfice diagnostic) et en limitant le nombre d’examens (ICRP, 2007). Les avantages d’un scanner justifié en matière de diagnostic ou de traitement et réalisé de façon optimale l’emportent très largement sur les risques. On ne parle même pas de danger ! Les deux études EPI-CT réalisées chez les enfants (Bosch de Baesa Gomez et al., 2023 ; Hauptmann et al., 2023) qui ont montré un excès de risque significatif de cancer cérébraux et de leucémies ont un intérêt majeur pour la recherche dans le domaine des faibles doses. Mais cette étude met aussi en avant le fait que le risque associé aux examens d’imagerie médicale reste très faible, ce qui, indirectement, renforce la justification de l’utilisation des scanners chez l’enfant.
Comme on peut le voir avec les deux exemples ci-dessus, l’interprétation des situations en matière de danger ou de risque est souvent difficile car de nombreux facteurs (parfois subjectifs) entrent en ligne de compte, et une interprétation binaire de ces situations est totalement réductrice. Il faut aller au-delà, et parler de risque acceptable ou inacceptable, qui fait intervenir la quantification du risque dans une approche multirisques et de santé publique, mais aussi une composante psycho-sociale de perception, l’acceptabilité, qu’elle soit sociétale ou individuelle.
2 La prise de conscience du risque associé aux dangers des rayonnements ionisants
Danger et risque sont deux concepts structurants des politiques de santé publique et de protection de l’environnement, depuis la prise de conscience progressive, il y a plus d’un siècle, de la nécessité de se prémunir des préjudices causés par l’utilisation sans précaution de produits nocifs pour l’homme et pour son environnement. Cette lucidité est souvent tardive par rapport aux usages. Ainsi pour les rayonnements ionisants, elle ne se manifesta vraiment qu’une vingtaine d’années après les premières observations des effets irritants du radium sur la peau (Becquerel, 1896) et des dermatites des pionniers de la radiologie (Richet et Londe, 1897 ; Sorel, 1897). Il a fallu attendre que la communauté scientifique et médicale soit douloureusement confrontée à une véritable hécatombe de leucémies chez les premiers radiologues utilisateurs de rayons X (Yoshinaga et al., 2004) pour que le risque imputable au danger des rayonnements ionisants devienne un vrai sujet de préoccupation, alors que les propriétés bénéfiques dont ces rayonnements invisibles étaient crédités, en médecine diagnostique ou thérapeutique, étaient mises en avant.
De cette époque antérieure à la seconde guerre mondiale, est née l’évaluation des risques radiologiques. Les premières évaluations de risque étaient fondées sur le constat de l’apparition d’effets indésirables, provoqués par des irradiations externes aiguës ou par des contaminations internes importantes, qui surviennent systématiquement à partir de certaines durées d’exposition et dans des délais relativement courts après la fin de l’exposition. C’est la raison pour laquelle on les qualifie de déterministes. En deçà de cette dose, aucun symptôme n’est en principe à redouter alors qu’au-delà, la gravité de l’effet croît avec l’intensité de l’exposition. Relèvent notamment de cette catégorie d’effets déterministes certaines anémies, leucopénies et thrombopénies, le syndrome aigu d’irradiation mais également des radiodermites plus ou moins graves, et certaines cataractes. Ce schéma de relation dose-effet à caractère déterministe est classique en toxicologie chimique. Moyennant quelques marges de sécurité visant à intégrer les variations de susceptibilité individuelle, une limite peut être définie qui garantit l’absence de manifestations indésirables et permet d’identifier une zone de risque. La grandeur qui permet de rendre compte du danger que représentent les rayonnements ionisants, et donc de définir cette zone de risque d’apparition d’effets déterministes, est bien la dose absorbée, c’est-à-dire la quantité d’énergie radiative absorbée par unité de masse traversée par le rayonnement. Initialement exprimée en Roentgen, c’est-à-dire en nombre d’ionisations créé par un rayonnement X par unité de volume d’air, elle a été remplacée par le Rad en 1957 puis à partir de 1975 par le Gray, plus facilement généralisable à tous types de rayonnements ionisants. Pour éviter ces effets déterministes, c’est-à-dire éviter cette zone d’effets sanitaires délétères, dans une vision simpliste, binaire du risque mais avec une approche très pratico-pratique, les premières démarches de protection ont été des recommandations de limitation du temps d’exposition (ICR, 1928) ou de la dose absorbée (ICR, 1931). Ce type de démarche est également retrouvé dans la plupart des secteurs d’activité où des produits dangereux sont utilisés ou des situations dangereuses rencontrées. Elle est même devenue un préalable aux actions de prévention déployées pour préserver la santé des populations directement concernées, notamment les travailleurs et les malades, souffrant des effets indésirables des traitements fondés sur l’utilisation des rayonnements ionisants. En outre, au cours de la seconde moitié du siècle dernier, l’évaluation des risques fut rendue obligatoire pour apprécier l’impact environnemental des installations industrielles nouvelles, lorsqu’elles procédaient à des rejets d’effluents dangereux dans l’environnement.
3 La découverte des effets stochastiques et les premières études de risques en radioprotection
Les premières études de risques dans le domaine de l’utilisation des rayonnements ionisants sont finalement apparues avec les premières études épidémiologiques sur les cancers radio-induits chez les peintres de cadrans lumineux (Evans et al., 1972) et chez les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki (Jablon et Kato, 1972). Il faut noter cependant que les effets nocifs de l’exposition au radium (Hoffman, 1925 : Martland, 1925) ou aux rayons X (Richet et Londe, 1897 ; Sorel, 1897) étaient connus depuis longtemps, mais la notion de relation dose-effet pour l’exposition au radium ou aux rayonnements ionisants n’a été mise en évidence que bien plus tard. Le résultat fondateur pour le système de radioprotection est que ces études ont démontré l’existence d’effets non déterministes. La démonstration d’une augmentation de la fréquence des cancers en fonction de l’exposition reçue, sans existence d’un seuil, a constitué la première évaluation de risque encouru à la suite d’une exposition aux rayonnements ionisants.
Les premières études épidémiologiques ont également accompagné la prise de conscience que les effets indésirables pouvaient apparaître avec des expositions à faible dose cumulées dans la durée. Les affections radio-induites liées à ces expositions professionnelles récurrentes, mais également secondaires à certaines radiothérapies surviennent de manière aléatoire après de longues voire très longues périodes de latence. Les études épidémiologiques n’ont cependant pas permis de démonter l’existence d’un seuil de dose en deçà duquel tout risque s’annulerait (UNSCEAR, 2021 ; Laurier et al., 2023). La relation entre la dose et les effets est alors de type probabiliste, avec l’existence d’un excès de risque, aussi faible soit-il, dès la première dose reçue, aussi faible soit-elle. C’est la raison pour laquelle, ces effets sont qualifiés de stochastiques. Relèvent de cette catégorie de nombreux cancers comme les cancers broncho-pulmonaires, les cancers de la thyroïde, les leucémies ou les sarcomes osseux. Il en a résulté les controverses, encore actuelles, sur la pertinence de la relation linéaire sans seuil comme base du système de radioprotection actuel (Laurier et al., 2023). Dans ce contexte, les limites réglementaires de dose n’ont pas vocation à annuler tout risque mais à faire en sorte de permettre l’utilisation des rayonnements ionisants au regard des services rendus pour la société (production d’énergie) ou pour l’individu (imagerie médicale et radiothérapie) tout en reconnaissant l’existence d’un risque (ICRP, 2007). Il faut aussi rappeler le principe d’optimisation qui permet, en dessous de ces limites réglementaires, de réduire encore le risque radiologique aussi bas que raisonnablement possible. Le dommage éventuellement causé par l’utilisation des rayonnements ionisants doit alors rester en deçà du bénéfice attendu et être du même ordre de grandeur que celui qu’on assume dans son existence quotidienne. Le périmètre défini par ces limites est celui du risque qui s’exprime sous forme de probabilités et qui ne s’annule qu’en absence d’exposition à une source autre que la radioactivité naturelle.
La définition d’un excès de risque (qu’il soit relatif ou absolu) a permis de passer du concept de limite de dose, parfaitement adapté à la protection contre les effets déterministes au concept de limitation du risque dans le système de protection radiologique (ICR, 1931), notamment dans le cas des effets indésirables provoqués par des irradiations externes ou des contaminations à « faibles » doses cumulées dans la durée. Ceci a conduit à la définition de l’unité d’évaluation du risque, nommée au départ le « roentgen-equivalent man » ou rem. Le « Sievert » sera introduit comme unité d’évaluation du risque dans les recommandations de la publication 26 de la CIPR (ICRP, 1977). Pour ceci, il faut prendre en compte d’autres paramètres et notamment la dangerosité du rayonnement en fonction de sa nature et la sensibilité des différents organes composant un être vivant. Cette démarche d’évaluation de la dangerosité différentielle des rayonnements (en particulier en fonction de leur énergie) et de la sensibilité différentielle des tissus et organes cibles comporte inévitablement une part de jugement d’expert (sur certains aspects difficilement quantifiables), une nécessaire prise en compte des incertitudes et l’utilisation de moyennes afin de proposer une évaluation de risque applicable au plus grand nombre. Cette démarche a abouti aux concepts de dose équivalente et de dose efficace (et de l’unité associée, le sievert) qui sont finalement l’estimation du risque moyen encouru par un individu lorsqu’il est exposé au danger que constituent les rayonnements ionisants.
Cette prise en compte en amont du risque est donc devenue une donnée consubstantielle à toute démarche de progrès. Quasiment ignorée au début de l’ère industrielle, elle est désormais une étape impérative pour toute activité industrielle en raison des dégâts qu’elle pourrait induire sur nos écosystèmes ainsi que des atteintes portées à la biodiversité végétale et animale, et bien sûr, des drames humains qui pourraient s’ensuivre. Ainsi, dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique, l’évaluation des risques au travers notamment du bilan carbone prévisionnel attribuable à une pratique, est désormais une nécessité pour réduire les émissions des gaz à effet de serre, personne n’étant plus censé ignorer qu’il y a un revers à la médaille des formidables avancées scientifiques, technologiques et industrielles des deux derniers siècles.
Si ces innovations ont effectivement permis d’améliorer la qualité de vie, de nourrir une population mondiale croissante et d’allonger l’espérance de vie par le développement d’une médecine de plus en plus performante, elles ont en contrepartie conduit à dégrader la santé de certaines populations exposées à des produits toxiques ou à des agents physiques dangereux, et à porter atteinte à certains compartiments de notre environnement particulièrement sensibles.
4 L’évolution actuelle de la prise en compte du risque
On sait – souvent à nos dépens – que les progrès, quels qu’ils soient, sont presque toujours ambivalents. À côté de l’intérêt qu’ils présentent et qu’il serait irresponsable de nier, ils entraînent dans leur sillage des risques nouveaux et exposent parfois à des dangers initialement imprévus (Beck, 1986). Dans ces conditions, l’enjeu de la prévention n’est pas tant de s’interdire toute prise de risque en prohibant d’emblée une innovation ou une pratique « dangereuse », mais de faire en sorte qu’au terme d’études appropriées et non biaisées, le « risque » consenti n’hypothèque pas l’avenir et ne soit pas la cause d’un effet indirect inacceptable pour toute la collectivité.
Il s’agit donc d’apprécier au mieux les effets redoutés et de veiller à ce qu’ils n’annulent pas les bénéfices d’une pratique comportant intrinsèquement des risques. En principe, tout projet industriel ou toute nouvelle technologie médicale ne devrait donc être engagé que s’il s’appuie sur une évaluation pertinente des nuisances potentielles à court, moyen et long terme et qui attesterait, au vu des connaissances du moment, que les limites du « risque inacceptable » ne sont jamais franchies. La notion de risque « inacceptable » comme celle privilégiée jadis de « risque acceptable » sont des concepts qui dépendent étroitement du niveau de résilience d’une société. Laquelle en fonction de son histoire, s’accommodera ou non d’un événement traumatique lié à une pratique ou à un produit dangereux.
Les grandeurs et leurs définitions permettant d’objectiver et de qualifier le danger et de quantifier le risque sont donc susceptibles de varier dans le temps en fonction du niveau de tolérance ou d’intolérance de la société par rapport aux risques admis et supportés dans la vie courante. De fait, et comme d’autres l’ont montré (Beck, 1986) la société se reconfigure continuellement au regard des risques, elle construit des équivalences et des compromis qui eux-mêmes sont à l’origine d’une redéfinition permanente de ces seuils de tolérance. Elles dépendent également de la confiance dont sont crédités les processus décisionnels déployés pour en décréter le degré d’acceptabilité (ou d’inacceptabilité).
En outre, les connaissances actualisées des caractéristiques toxicologiques et épidémiologiques d’un produit chimique, d’un agent physique ou d’une pratique seront déterminantes dans cette perception de l’acceptabilité sociale.
Ce processus d’encadrement sociétal qui devrait se situer en amont de toute prise de risque et être arbitré par des résultats scientifiques, découle du caractère ubiquitaire des notions de danger et de risque. C’est en fait – explicitement ou non – le fondement méthodologique de toutes les doctrines de prévention depuis la domestication du feu par l’espèce humaine. Cependant, la période contemporaine l’a rendu plus complexe en raison de la nature même des risques en cause, de leur interaction et de la multiplicité des facteurs et des intérêts, légitimes ou non, qui interviennent.
De surcroît, la dynamique du changement s’est accélérée au cours des dernières décennies. Ce qui peut apparaître bénéfique aujourd’hui pourrait demain être perçu comme très préjudiciable, non seulement à notre écosystème, mais plus généralement à la survie même de notre espèce, par les évolutions de la société ou des connaissances scientifiques. D’où la difficulté d’établir des compromis à long terme conciliant les avantages et les inconvénients d’une pratique lorsque celle-ci implique des expositions mêmes infimes à des produits dangereux potentiellement pénalisantes. Force est en effet de constater que les notions de danger et de risque ne recouvrent pas les mêmes réalités qu’autrefois.
Ce dilemme « quasi-cornélien » du compromis « acceptable » pourrait être illustré par de nombreux exemples à propos de la plupart des produits chimiques de synthèse utilisés dans l’industrie, notamment celle des polymères, des pesticides ou des engrais en agriculture, mais également des médicaments qui, ayant vocation à soulager peuvent aussi perturber les subtils équilibres biochimiques de l’organisme. Il en est de même pour de nombreuses substances minérales naturelles utilisées dans le passé pour lutter contre certains fléaux comme les incendies meurtriers mais qui sont désormais interdits en raison de leurs propriétés toxiques et cancérogènes : c’est le cas de l’amiante.
L’exemple des risques des expositions aux rayonnements ionisants est également emblématique de cette difficulté de la société à construire un compromis sur la notion de risque « acceptable » – ou « inacceptable » – et à définir des limites unanimement admises. Il n’existe pas de valeur universelle pour une telle limite mais l’acceptabilité dépend bien des circonstances spécifiques du moment. La société n’a aucune raison d’accepter un risque en tant que tel, elle ne l’accepte que dans un contexte spécifique parce que l’on peut en tirer un bénéfice, collectif en particulier.
Cette difficulté en radioprotection a de plus une dimension traumatique ou psycho-sociale car des circonstances historiques tragiques se sont imposés dans le débat, à l’occasion d’une part des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki en 1945 et d’autre part des catastrophes de Tchernobyl en 1986 ou de Fukushima en 2011, et enfin des accidents d’irradiation industrielle (Forbach, 1991) ou de radiothérapie (Epinal, 2005) (Coeytaux et al., 2015). De plus, cette difficulté d’ordre psychosociale a été renforcée par la culture du secret autour des premières installations nucléaires, militaires en particulier, dans les années 1950 et ce que l’imaginaire collectif considère comme des mensonges, comme dans le cas du nuage de Tchernobyl. La question qui se pose aujourd’hui est bien de savoir comment résoudre ce compromis entre risque acceptable et risque inacceptable dans les travaux actuels de la CIPR sur la révision des recommandations. À cet égard, les réflexions en cours de la CIPR sur la tolérabilité du risque et sur l’individualisation et la stratification du risque sont probablement en partie liées à l’évolution actuelle de notre société, avec cette nécessité d’adapter au mieux les expositions en fonction des individus. De fait, le risque individuel est bien plus inacceptable qu’un risque accepté collectivement (comme l’illustre le phénomène « NIMBY », en français « pas dans mon jardin ») (Marchetti, 2005) même si l’individualisation du risque présente un grand intérêt en médecine, qu’elle soit diagnostique ou thérapeutique.
Le système actuel de radioprotection proposé par la CIPR a montré toute sa valeur dans la gestion du risque de l’exposition aux rayonnements ionisants (Laurier et al., 2023), avec en particulier l’utilisation de trois principes fondamentaux :
la justification de toute pratique utilisant les rayonnements ionisants ;
la limitation des doses identifiant de facto le domaine du risque « inacceptable » induit par des expositions chroniques à faible dose et permettant de se soustraire aux dangers d’expositions aiguës ;
l’optimisation des expositions au plus bas niveau possible, eu égard aux incertitudes qui pèsent sur les effets indésirables aux très faibles doses, et aux contraintes inhérentes à toute activité économiquement viable.
La CIPR envisage de faire évoluer le système actuel de radioprotection à l’horizon 2030, sur des bases épidémiologiques et biologiques solides permettant une évaluation des risques liés aux expositions aux RI encore plus rigoureuse et qui prendra en compte les spécificités des expositions selon les domaines. Cette évolution tiendra compte de l’évolution de la demande sociétale en matière de perception et d’acceptation des risques, tout en restant consensuelle sur ses principes à l’échelle internationale.
Financement
Ces travaux n’ont fait l’objet d’aucun financement spécifique.
Conflits d’intérêts
Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt.
Déclaration de disponibilité des données
Les données utilisées dans l’étude sont incluses dans l’article.
Contribution des auteurs
J.L. Pasquier : rédaction de l’ébauche initiale et révisions du manuscrit ; M. Bourguignon : révisions du manuscrit ; J.M. Bertho : révision du manuscrit.
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Citation de l’article : Pasquier JL, Bourguignon M, Bertho JM. 2024. Une dialectique récurrente : des dangers aux risques des expositions aux rayonnements ionisants. Radioprotection 59(4): 250–255
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