Issue |
Radioprotection
Volume 54, Number 1, January-March 2019
|
|
---|---|---|
Page(s) | 21 - 30 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/radiopro/2019003 | |
Published online | 12 March 2019 |
Article
Analyse des risques en radiothérapie
Partie 2 : Des modes de défaillance aux modes de réussite, un changement de paradigme
Risk analysis in radiotherapy
Part 2: From failure modes to success modes, a paradigm shift
IRSN, Laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales (LSHS),
31 avenue de la division Leclerc, BP 17,
92262
Fontenay-aux-Roses Cedex, France
* Auteur de correspondance: sylvie.thellier@irsn.fr
Reçu :
16
Janvier
2019
Accepté :
1
Février
2019
L’analyse des risques en radiothérapie participe directement à la radioprotection des patients et en est une composante essentielle. En France, des difficultés d’appropriation et d’utilisation ont émergé de l’application en radiothérapie de la méthode AMDEC (analyse des modes de défaillance, de leurs effets et de leur criticité) fondée sur l’analyse des modes de défaillance. Pour répondre aux besoins des analystes d’ouvrir la discussion sur les risques quotidiens et d’améliorer la sécurité des soins à l’échelle de l’organisation, le présent article propose de changer de cadre conceptuel. Les espaces de partage et d’exploration de la complexité du travail (EPECT) – expérimentés dans cette recherche – sont des espaces de discussion organisés qui proposent de mobiliser de nouveaux principes méthodologiques pour aider les analystes à faire le lien entre des situations de travail d’une équipe médicale et les situations risquées pour les patients traités par rayonnements ionisants. Cette approche de l’analyse des risques se veut positive car elle privilégie l’analyse de la performance d’une équipe plutôt que ses modes de défaillance. Au-delà de la conception d’une démarche d’analyse, cette recherche invite à questionner la transformation du travail, à analyser la cohérence des dimensions structurelles et opérationnelles de l’organisation et à adapter la conception des organisations.
Abstract
Risk analysis in radiotherapy directly participates to the radiological protection of the patients and it is even a critical component. In France, the application of the failure mode and effect analysis (FMEA) method in radiotherapy has revealed intrinsic problems of use. To respond to the difficulties of analysts to open the discussion on the everyday risks and to improve the patient’s safety to the scale of the organization, the present article proposes to change the conceptual framework and to develop new methodological principles. The spaces of sharing and exploration of the complexity of the work (EPECT in French) – experienced in this research – are organized discussion spaces. The methodological principles help to make the link between work situations of a medical team and risky situations for patients treated by ionizing radiation. This approach of risk analysis is positive because it favors the analysis of the performance of a team rather than its modes of failures. Beyond the design of a process of reflection, this research invites to question the transformation of work, to analyze the coherence between the structural and operational dimensions of the organization and to adapt the design of organizations.
Mots clés : radiothérapie / gestion des risques / analyse des risques / sécurité des patients / méthode EPECT
Key words: radiotherapy / risk management / risk analysis / patient safety / EPECT method
© EDP Sciences 2019
1 Introduction/contexte
La première partie de ce travail, consacrée à l’analyse des risques en radiothérapie et publiée dans ce même numéro de la revue Radioprotection (Thellier, 2019), porte sur les forces et les faiblesses de la méthode AMDEC présentée par l’ASN dans son guide no 4 (ASN, 2008) et de son utilisation par les trois centres de radiothérapie étudiés. Pour rappel, le premier article s’est intéressé à l’inadaptation des principes méthodologiques de l’AMDEC pour analyser les risques d’un système sociotechnique complexe et humain tel que la radiothérapie. Cinq problèmes méthodologiques avaient été identifiés :
-
premièrement, les principes méthodologiques de décomposition du processus de soin et d’approche par fonction génèrent des difficultés de contextualisation de l’analyse des modes de défaillance. C’est essentiellement le travail prescrit qui est discuté à chaque étape du soin ;
-
deuxièmement, le principe d’analyse des risques à partir des modes de défaillance humaine permet peu de faire le lien entre la situation ayant favorisé l’erreur humaine et celle qui est risquée pour le patient. Les analystes parlent finalement peu des situations réelles de travail de l’équipe, ni des nombreuses régulations qu’elle mobilise au quotidien pour faire face à la complexité du travail ;
-
troisièmement, cette recherche confirme que le principe d’usage exclusif de la relation de causalité favorise une compréhension partielle du mode de défaillance. L’analyse est locale et peine à questionner les acteurs indirectement impliqués, ainsi que l’organisation du travail ;
-
quatrièmement, les erreurs d’évaluation des risques ne proviennent pas uniquement des erreurs commises dans le maniement des probabilités. L’absence de modes de défaillance génère également des erreurs d’évaluation (sous-évaluation ou surévaluation des risques) ;
-
cinquièmement, les mesures définies sont généralement locales, rarement organisationnelles et la capacité de transformation de l’organisation (inapplicabilité de certaines mesures) et la sécurisation du processus de soin (vulnérabilité des mesures prescrites en situation réelle) sont limitées.
L’identification de ces difficultés méthodologiques a permis de concevoir de nouveaux principes fondateurs sur lesquels pouvait reposer une analyse des risques médicaux : une contextualisation de l’analyse, une simplification de l’analyse qui permet de conserver une approche transverse, une analyse de l’organisation et une évaluation qualitative. L’objectif de ces nouveaux principes méthodologiques est d’aider une équipe médicale à mieux comprendre le lien entre son travail quotidien et les risques encourus par les patients. Cette seconde partie de notre travail, qui s’intéresse aux modes de réussite de l’équipe dans l’évaluation des risques en radiothérapie, est fondée sur la méthode des espaces de partage et d’exploration de la complexité du travail (EPECT) que nous avons développée.
2 Méthodes
La conception de la méthode EPECT s’est appuyée sur des travaux existants dans la littérature et sur une analyse ergonomique de l’activité des analystes des services de radiothérapie. Les analystes sont entendus dans ce travail comme les participants aux groupes de réflexion dédiés aux analyses de risques (AMDEC, EPECT). Il s’agit d’une équipe médicale restreinte.
2.1 Référence à des travaux existants
Les sciences humaines et sociales complètent les approches centrées sur les défaillances humaines des sciences de l’ingénieur en s’intéressant particulièrement à la manière dont l’organisation, l’équipe et l’homme contribuent à la fiabilité des systèmes sociotechniques à risques et font face à la complexité du travail. Plusieurs disciplines ont été une source d’inspiration pour orienter la conception des nouveaux principes méthodologiques qui ont conduit à la méthode EPECT :
-
l’ergonomie, intéressante pour l’analyse des activités individuelles et collectives permettant de s’adapter aux conditions dans lesquelles se déroulent les activités (contexte, organisation, complexité des situations de travail) ;
-
la psychologie, qui considère le comportement humain, que ce soit en termes d’obligations, d’activités suspendues, contrariées, empêchées (Clot, 2010) dans un système sociotechnique devenant de plus en plus complexe ;
-
la sociologie des organisations, qui prête attention aux relations et aux interactions entre les acteurs sociaux, aux arbitrages et aux compromis ainsi qu’aux réorganisations locales ;
-
le courant HRO (High Reliability Organizations), qui étudie la fiabilité des organisations (Baker et al., 2006) et l’analyse des pratiques pour restituer la manière dont l’organisation vit et se transforme dans le travail quotidien réel ;
-
le courant Safety II, qui propose d’étudier la sûreté en comprenant comment les choses vont généralement bien plutôt que d’expliquer comment les choses vont occasionnellement mal (Hollnagel, 2014).
Ces recherches permettent de s’éloigner d’une approche centrée sur l’erreur humaine et de développer une nouvelle perspective intégrant le fonctionnement quotidien et complexe d’une équipe, ses facteurs d’efficacité et de fiabilité (Baker et al., 2006).
Tout en s’inscrivant dans le champ des méthodes participatives d’analyse des risques développées dans le domaine médical et dans certaines industries à risques, ce travail cherche à s’en éloigner. Au lieu d’aborder les risques à partir d’analyses d’accidents (Carroll et Fahlbruch, 2011 ; Schöbel et Manzey, 2011), de situations non nominales (Nascimento, 2009), de situations dangereuses (Osario et Clot, 2010 ; Rocha, 2014), de situations critiques (Casse, 2015), nous proposons aux analystes (équipe soignante restreinte) de caractériser et d’étudier des situations complexes. Nous faisons l’hypothèse dans ce travail que la complexité du travail peut générer des situations risquées pour les patients. L’objectif est de donner l’occasion à l’équipe soignante d’étudier la manière dont elle fait face (modes de réussite) aux complexités de son travail quotidien et de comprendre comment les risques peuvent se construire dans leurs activités individuelles et collectives.
2.2 Analyse ergonomique de l’activité des analystes
Cette phase de la recherche a été menée en trois temps (Tab. 1) : une phase de compréhension de l’usage de l’AMDEC (étape no 1) publiée dans la première partie de ce travail (Thellier, 2019) ; une phase exploratoire (étape no 2) permettant de tester la mise en discussion de la complexité de l’activité plutôt que les modes de défaillances technique et humaine, puis ; une phase expérimentale (étape no 3) précisant les principes et les étapes méthodologiques pour aider les analystes à faire le lien entre la complexité du travail d’une équipe médicale et les risques encourus par les patients.
Le besoin d’expérimenter progressivement de nouveaux principes méthodologiques, sans créer de nouveaux espaces de discussion pour donner la priorité aux soins, nous a conduits à intégrer les explorations et les expérimentations de la recherche dans des espaces de discussion déjà existants. Ainsi, un comité de retour d’expérience sur trois était dédié aux explorations et aux expérimentations. Le besoin d’analyse fine des échanges pour la recherche et la volonté de limiter les interruptions des réflexions du groupe au cours des échanges ont conduit à les enregistrer. Une information sur l’enregistrement des réunions a été systématiquement réalisée au début des réunions.
Des réunions préalables aux explorations et aux expérimentations étaient organisées pour clarifier et rappeler aux animateurs les objectifs de l’expérimentation du jour, les étapes de la méthode et leur rôle dans le respect des règles d’échanges. Ces réunions préparatoires ont permis de modifier, parfois en temps réel, les supports d’exploration et d’expérimentation, de valider l’intérêt de certains supports et d’en rejeter d’autres (Thellier, 2017). Les réunions EPECT ont été observées, enregistrées, retranscrites et analysées de manière approfondie (catégorisation des échanges à l’aide du logiciel NVivo, analyse quantitative et qualitative des échanges). Un débriefing était réalisé à la fin de chaque réunion pour identifier les apports, les limites méthodologiques et les difficultés de l’usage des supports. Enfin, une restitution orale des résultats d’analyse des différents échanges a été menée pour chaque unité de radiothérapie.
Tableau récapitulatif des actions menées aux trois étapes de la recherche.
Summary table of actions carried out to the three stages of the research.
2.3 Proposition de changement de cadre conceptuel
Pour faire face aux limites de certains principes méthodologiques de l’AMDEC et pour répondre aux difficultés des unités de radiothérapie à faire le lien entre les situations de travail de l’équipe soignante et les situations risquées pour les patients, nous avons proposé de changer le cadre conceptuel de l’analyse des risques. Notre travail part de l’hypothèse que dans les systèmes sociotechniques complexes, les activités quotidiennes de travail peuvent être source d’accidents.
Ce travail porte un intérêt particulier aux risques qui émergent (Planchette, 2012), se construisent ou s’actualisent (Leplat, 2003) dans les situations quotidiennes de travail. Les EPECT proposent aux analystes de mettre au cœur des discussions l’activité réelle de l’équipe médicale et de passer par un questionnement particulier sur des dimensions positives du travail avant de revenir aux risques encourus par les patients. Cette méthode conduit les analystes à s’intéresser à la performance quotidienne de l’équipe, plus facile à discuter et à analyser que les dimensions négatives de l’activité. Il ne s’agit plus d’analyser les risques de défaillance de fonctions techniques et humaines (métier, acteur) pour déterminer la fréquence et la gravité d’un événement redouté (partie gauche de la Fig. 1), mais d’identifier les risques encourus par les patients qui émergent des processus de fragilisation des modes de réussite mobilisés par une équipe médicale pour faire face à la complexité du travail (partie droite de la Fig. 1).
Avec la complexification croissante des situations de travail en radiothérapie et l’invisibilité grandissante des risques au cœur de l’activité collective, nous pensons que cette orientation de l’analyse des risques sur les processus de fragilisation de la performance d’une équipe sera de plus en plus nécessaire. En effet, la part de surprise lorsqu’un événement survient, l’impossible identification de toutes les causes et les effets des événements redoutés (Hubault, 2004), le manque de réévaluation de l’analyse des risques à partir du retour d’expérience, empêchent de lever certaines zones d’ombre et d’anticiper certains événements.
Compte tenu de la difficulté d’anticipation de certaines situations risquées, nous faisons l’hypothèse que les modes de réussite individuels et collectifs de l’équipe médicale mobilisés en temps réel joueront un rôle encore plus important dans la sécurité des patients.
Pour ce faire, sont apparus progressivement quatre principes méthodologiques qui ont permis de structurer la méthode EPECT :
-
mettre en discussion l’activité réelle de l’équipe médicale plutôt que les défaillances techniques et humaines potentielles pour rendre visible la complexité des situations de travail ;
-
demander aux participants d’identifier les différents modes de réussite de l’équipe médicale pour accéder aux dimensions réelles, voire informelles de la performance de l’équipe ;
-
demander aux analystes de discuter les domaines de (in)validité des modes de réussite pour identifier les risques encourus par les patients ;
-
demander au groupe de continuer la réflexion sur les situations risquées en l’absence de solutions applicables.
![]() |
Fig. 1 Proposition d’un nouveau cadre conceptuel pour faire des liens entre le travail et les risques. Proposal of a new conceptual framework to do link between work and risk. |
3 Résultats
Les résultats détaillés de l’analyse qui ont conduit à l’élaboration de la méthode EPECT sont publiés par ailleurs (Thellier, 2017).
La méthode EPECT qui constitue le résultat principal de notre recherche est composée de quatre étapes comme la méthode AMDEC, mais leurs contenus sont différents. Pour mener une EPECT, les analystes doivent :
-
décrire et analyser la complexité des situations de travail (scénarios d’activité réels ou imaginés) ;
-
identifier les modes de réussite individuels et collectifs de l’équipe soignante permettant de gérer cette complexité ;
-
analyser les fragilisations des modes de réussite et leurs effets sur la sécurité des patients et ;
-
définir les modalités de sécurisation du processus de soin.
3.1 Décrire et analyser la complexité des situations de travail
La complexité du travail peut être abordée à partir de l’activité des acteurs (Leplat, 1996) et à partir de l’organisation (Bourrier, 1999). Mais comment définir le périmètre de l’analyse alors que la complexité fait référence à la globalité d’un système, à un nombre important d’éléments, à leurs interactions difficiles à démêler, à leurs interdépendances ou leurs autonomies, à la nouveauté, aux variabilités des situations de travail, aux incertitudes et aux opacités organisationnelles ? Il faut donc faire des choix, mais lesquels ? L’approche analytique a tenté de réduire la complexité d’un système en analysant ses composants élémentaires (Planchette, 2012). Cette décomposition des systèmes complexes conduit les analystes à s’éloigner de la réalité des comportements sociotechniques et des situations de travail. L’approche systémique a, quant à elle, cherché à comprendre le fonctionnement d’un système dans son ensemble. Cette globalisation se confronte à l’ampleur irréaliste de l’analyse et conduit malgré tout à décomposer le système selon certaines interactions de sous-systèmes et selon des chaînes de régulation (Planchette, 2012). Avec ces deux types de simplification, la complexité du réel échappe en grande partie à l’analyse alors qu’elle est omniprésente. Comment mieux objectiver la complexité des situations de travail ?
L’utilisation du récit dans ces espaces de discussion en radiothérapie permet aux analystes d’élaborer des scénarios d’activité (situation concrète réelle ou imaginée) et de faire référence à une pluralité de contextes, de vérités, d’auto-organisations, de contradictions… Ces scénarios délimitent le périmètre de l’analyse. La mise en visibilité de certaines situations complexes est recherchée sans prétendre toutefois à être exhaustive. Pour construire un scénario, nous suggérons aux analystes de discuter les éléments suivants :
Exemple d’impasse organisationnelle.
Example of an organizational impasse.
Par exemple dans certains services de radiothérapie, l’organisation établit que la prise en charge d’un patient en soins palliatifs se fait par un interne suffisamment formé, encadré par un radiothérapeute senior disponible aux étapes clés du traitement, avec un dossier complet du patient et une prescription médicale précise. Cette organisation se révèle irréaliste dans la majorité des situations de travail. Un interne est amené à prendre en charge un patient en soins palliatifs avec un dossier incomplet et une prescription médicale imprécise, sans que celui-ci ait suivi l’ensemble de ses formations (université de médecine, centre de radiothérapie) et sans encadrement du radiothérapeute senior à des étapes clés du fait de son indisponibilité.
Cette situation est connue de l’équipe et de l’encadrement. Des solutions ont été identifiées : organisation de discussions médicales entre l’interne et le radiothérapeute senior, co-participation de l’interne et du radiothérapeute senior aux consultations des patients, discussion des dossiers entre l’interne et le radiothérapeute senior à la préparation du traitement, présence du radiothérapeute senior aux étapes clés du traitement. Mais ces solutions se révèlent inapplicables lors des échanges entre les métiers. Les conditions de l’activité rendent inadaptée la vision optimiste de l’organisation.
-
des tensions : elles peuvent émerger de pratiques contestables ou divergentes, d’opinions divergentes sur la prise en charge d’un patient, de perte de sens dans l’activité, d’incompréhensions entre professionnels au cœur d’un même métier ou entre des métiers différents sur la préparation d’un dossier, la prescription médicale, la définition de l’énergie délivrée au patient… ;
-
des changements : ils peuvent être techniques ou organisationnels, marquants (rupture) ou diffus (peu visibles), temporaires ou permanents, locaux ou systémiques ;
-
des contraintes : elles peuvent provenir des stratégies des établissements de santé (maîtrise des dépenses, augmentation de prise en charge des patients), de l’organisation du travail, de l’évolution continue des stratégies de prise en charge des patients (favorise une hétérogénéité des pratiques et l’existence de controverses entre professionnels), des technologies, des techniques… Les machines sont de plus en plus complexes à mettre en œuvre et les contraintes fragilisent leur maîtrise et leurs contrôles ;
-
si possible des impasses organisationnelles (Encadré 1) : elles comprennent deux facettes en radiothérapie. La première est une inadéquation entre l’organisation prévue et les ressources fournies par l’organisation (effectifs, compétences, interactions…). Cela conduit l’équipe à se réorganiser pour pouvoir continuer le soin. La deuxième facette de l’impasse organisationnelle est une forme d’incapacité à modifier l’organisation pour améliorer les situations de travail et la sécurité des patients (Encadré 1).
Ces impasses organisationnelles sont en général identifiées à la fin de l’analyse lorsque les analystes se rendent compte que les solutions définies sont inapplicables.
À titre d’illustration, l’Encadré 2 montre ce qu’est un scénario d’activité complexe après 30 minutes d’échanges.
Exemple de scénario élaboré par les analystes.
Example of a scenario developed by analysts.
Une patiente vient pour une radiothérapie complète d’un sein. Elle voit un médecin remplaçant (changement). Il fait la prescription médicale sur informatique mais il ne la fait pas sur papier alors que c’est important dans le processus du centre (contrainte, tension). Ce médecin positionne les billes (marqueurs à la peau). Comme le médecin ne connaît pas les pratiques du centre, les billes ne sont pas positionnées comme d’habitude (changement, tension). La manipulatrice fait le scanner de la patiente alors qu’elle prend une position antalgique, difficile à reproduire plus tard (contrainte). La réalisation de la dosimétrie est compliquée (contrainte) parce que c’est un « sein complet » (RC3D [Radiothérapie de conformation tridimensionnelle] avec beaucoup de faisceaux, le physicien optimise les doses en multipliant le nombre de faisceaux). Le TPS (Treatment Planning System) utilisé n’est pas relié à ARIA [Logiciel de gestion des images et des informations] (contrainte). Le physicien se trompe en saisissant les doses et la répartition lors de la saisie manuelle sur ARIA. Les manipulateurs ne peuvent pas vérifier les faisceaux parce que le traitement est trop compliqué, que ce n’est pas leur métier et qu’ils font confiance aux actions menées par les radiothérapeutes et l’équipe de physique médicale (contrainte).
Les scénarios d’activité (Encadré 2) se veulent plus riches en information que les modes de défaillance inscrits dans une AMDEC. Les modes de défaillance se réduisent en général à une courte phrase relative à une erreur humaine comme proposé dans le Guide ASN no 4 – Auto-évaluation des risques encourus par les patients (ASN, 2008).
3.2 Décrire et analyser les modes de réussite de l’équipe soignante
Identifier et analyser les modes de réussite d’une équipe, c’est questionner la performance individuelle et collective en situation réelle. La performance nécessite des stratégies ou dynamiques de réussite individuelles et collectives, notamment l’engagement individuel vers la réussite (Jouanneaux, 2004) et des phénomènes collectifs de solidarité (Barbier et Durand, 2003). La contribution des opérateurs à la réussite du soin est fondamentale. Elle se concrétise grâce à leurs capacités d’anticipation, d’adaptation et de contrôle qui leur permettent notamment de traiter des situations de travail non couvertes par les procédures (Magne et Vasseur, 2006). Pour les situations fortement procéduralisées, il s’agit plutôt d’arbitrage, de compromis et de contournement.
Toutefois, la performance ne se limite pas au résultat atteint ni au développement des individus et des organisations. Cette notion nécessite également d’interroger les conditions dans lesquelles l’Homme agit (outils, environnement, organisation du travail, variation des situations de travail, variété des contextes…) et dans lesquelles l’équipement est sollicité (conception, maintenabilité, usage). Les conditions et les ressorts de la réussite sont tout aussi importants que les actions de réussite mobilisées par les individus et les collectifs. La performance globale se définit comme l’association de la performance de l’activité – à laquelle l’opérateur associe en général la notion de travail bien fait – et la performance de l’organisation des soins qui fait plutôt référence à la performance économique. Ces facettes de la performance sont portées par les modes de réussite, c’est-à-dire les cheminements de pensée et d’actions qu’un individu ou qu’une équipe mobilise pour réussir le soin (préparation, production, sécurité). Sans ces modes de réussite individuels et collectifs, le soin est susceptible de s’arrêter ou d’être défaillant, ce qui peut être préjudiciable pour le patient en radiothérapie.
La notion de « mode de réussite » a été choisie dans ce travail en référence à l’engagement et à la dynamique d’action individuelle et collective et, par analogie au mode de défaillance mobilisé classiquement dans les méthodes de gestion des risques. Quatre types de mode de réussite de l’équipe médicale ont été identifiés lors des quatre phases expérimentales en radiothérapie.
Le premier type de mode de réussite fait référence aux phénomènes de solidarité décrits par Barbier et Durand (2003). Ce sont des dimensions facilitantes du travail qui relèvent d’actions internes ou externes à l’établissement (Encadré 3). Elles sont souvent informelles comme les régulations mais elles ne présentent pas la même finalité : les régulations sont mobilisées pour produire le soin et les dimensions facilitantes pour favoriser l’action collective. Toutefois, ce type de mode de réussite peut générer des contraintes, notamment des interruptions de tâches.
Extraits de verbatim lors de l’expérimentation (dimensions facilitantes).
Extracts of verbatim during experimentation (facilitating dimensions of work).
D’après des radiothérapeutes :
« Ce qui nous sauve nous, c’est que la plupart du temps, on voit des patients dont les (médecins) correspondants nous appellent directement pour avoir un rendez-vous. Ça permet d’avoir pleins d’informations que l’on n’aurait pas si la prise de rendez-vous passait par les secrétaires ».
« Les médecins ont des orientations d’organes (spécialisations)… Nos secrétaires connaissent les (médecins) correspondants, elles ont des espèces de passe-droit et elles savent qui appeler pour essayer d’aller plus vite »
« On communique les uns avec les autres (entre médecins du centre)… « On se prévient si on bouge le dossier de quelqu’un, s’il y a une urgence, si le dossier est incomplet… On est solidaire donc ça évite les soucis ».
Le deuxième type de mode de réussite est lié aux dispositions formelles permettant de cadrer les pratiques et de sécuriser le soin. Ce type de mode de réussite fait référence aux règles : i) qui guident la manière de réaliser le travail (travail prescrit, evidence-based medicine) et ; ii) qui permettent de sécuriser les soins (dispositions de sécurité, barrières, lignes de défense). Les règles peuvent être élaborées et imposées par des autorités (exigences réglementaires), par l’encadrement (travail prescrit) ou par les opérateurs eux-mêmes (règles de métier). Prises à un moment donné dans l’activité, les règles peuvent être des ressources ou des contraintes et elles peuvent converger ou entrer en contradiction. Les barrières ou lignes de défense peuvent être de différentes natures : techniques (asservissement, blocage, alarme…), humaines (pratiques ou comportements sécuritaires comme les savoir-faire de prudence, contrôles, vérifications, validations des métiers à chaque étape du processus de soin) et/ou organisationnelles (critères de décision pour interrompre le soin, redondance des contrôles, définition du circuit des informations, partage des rôles et des responsabilités…).
Le troisième type de mode de réussite représente les régulations individuelles mises en place par un membre de l’équipe pour progresser dans le soin, parfois pour le sécuriser. Ce sont généralement des pratiques individuelles, connues ou non, partagées ou non par d’autres collègues. Elles ne relèvent pas d’une organisation. Elles peuvent être menées sans être directement connectées à d’autres régulations individuelles. Elles peuvent se croiser, se succéder ou être menées en parallèle sans que leur articulation soit pensée, sans qu’un objectif commun les motive. La majorité de ces régulations lève des blocages dans la progression du soin. Elles sont nombreuses et concernent généralement plusieurs métiers.
Le quatrième type de mode de réussite est la réorganisation locale de l’équipe. Il s’agit d’une régulation collective. Plusieurs actions sont menées par différents membres de l’équipe pour répondre à un objectif commun. Par exemple, l’absence de disponibilité des radiothérapeutes seniors à des moments clés du processus de soin a conduit l’équipe à réorganiser les interactions entre les radiothérapeutes seniors et les internes et à intégrer dans cette réorganisation les manipulateurs pour guider et vérifier certaines pratiques des internes. Autre exemple, l’absence récurrente et prolongée d’informations et d’imageries dans le dossier médical du patient entraîne une mobilisation générale de l’équipe (secrétaires, assistantes, manipulateurs, physiciens médicaux, internes, radiothérapeutes) pour les récupérer. Certaines de ces régulations peuvent générer des contraintes ou être contestées par des membres de l’équipe.
En fonction de leur caractère partagé ou non, certains modes de réussite peuvent rester invisibles : « les activités de régulation mises en œuvre par les opérateurs sont souvent masquées » (Cuvelier, 2011). Même si des modes de réussite sont retenus individuellement ou collectivement, cela ne présage pas de leur acceptabilité par l’équipe ni de leur innocuité vis-à-vis du patient. Certaines régulations pourraient avoir un caractère pathologique dans le sens où les actions menées pour soigner seraient susceptibles de générer des risques pour les patients.
3.3 Identifier les risques encourus par les patients
Le concept de risque a animé l’espoir d’apporter de la clarté à la notion de sécurité. Utilisé dans un champ d’investigation vaste, des circonstances les plus banales de la vie quotidienne à des situations industrielles, de situations courantes (risques inhérents à la médecine) à des phénomènes exceptionnels (catastrophes), il est impossible de se référer à une définition commune et unique du risque (Cadet et Kouabenan, 2005). « Il est flou parce qu’il se réfère à des notions se situant à des niveaux d’analyse extrêmement différents » (Coppieters et al., 2004) et des visions différentes coexistent sur le concept de risque en fonction des disciplines scientifiques. Il est à la fois objectif (réel), subjectif (perçu), quantitatif (calcul, probabilité), qualitatif (descriptif, contextualisé), réaliste, irréaliste et socialement construit. « Sémantiquement, la notion de risque est souvent assimilée à un danger, à une menace » (Cadet et Kouabenan, 2005). L’ergonomie parle plus facilement de situations risquées et n’associent plus uniquement le risque à des défaillances techniques mais également à l’action humaine, à son contexte, à son environnement, aux situations de travail en introduisant la notion d’erreur humaine et de défaillance organisationnelle.
Pour identifier comment les modes de réussite deviennent risqués pour les patients, nous proposons aux analystes d’étudier leur domaine d’invalidité. Deux configurations ont été identifiées. Un mode de réussite est invalide lorsque sa validité :
-
n’a pas été définie, n’est pas connue, n’est pas partagée par tous ou n’est pas respectée par au moins un membre de l’équipe (fragilité interne) ;
-
est remise en cause par des éléments de contexte ou par une situation de travail particulière (fragilité externe). Un mode de réussite peut ne plus s’appliquer ou il peut ne plus remplir sa fonction.
Pour déterminer l’invalidité d’un mode de réussite, la troisième étape de la méthode EPECT demande ainsi aux analystes de discuter son domaine de validité à partir :
-
du domaine d’utilisation, c’est-à-dire la (les) caractéristique(s) des situations pour lesquelles un mode de réussite peut être utilisé ;
-
du domaine d’exclusion, c’est-à-dire la (les) caractéristique(s) des situations pour lesquelles un mode de réussite ne peut absolument pas être utilisé (sauf dans tel cas…) ;
-
des conditions d’utilisation, c’est-à-dire les conditions nécessaires à leur mobilisation (si et seulement si telle disposition, action, pratique… est en place).
Étudier les passages de la validité à l’invalidité des modes de réussite (et inversement) permet de caractériser comment les pratiques, les comportements de l’équipe soignante et l’organisation du travail fragilisent ou sécurisent les soins. Il ne s’agit pas d’analyser les modes de défaillance des modes de réussite, mais d’identifier ce qui dans les situations de travail, les transforme, les affecte, les rend invalides. Le questionnement sur la validité des modes de réussite devra être complété par des réflexions sur leur (in)détectabilité et sur leur (in)acceptabilité. Par exemple, en l’absence de détection qu’une situation de travail est risquée pour le patient, continuer le soin devient une source potentielle d’événements redoutés.
3.4 Sécuriser le processus de soin
Dans les démarches d’analyse de type AMDEC, des actions sur les causes avérées ou potentielles des défaillances sont définies pour réduire les risques à un niveau acceptable. De nombreuses solutions ont été discutées dans les phases exploratoires de la recherche pour traiter les causes des défaillances identifiées par le service de radiothérapie (Thellier, 2017). Sur 37 solutions, une seule a été retenue par l’animateur (viser la complétude du dossier du patient) et une autre a été demandée par certains participants (formation adaptée des internes) sans que son pilotage ne soit organisé. Les capacités limitées de transformation s’expliquent notamment par l’impact trop important d’une solution sur l’activité d’un métier, par la difficile identification de solutions partagées entre les différents métiers et parce qu’elles touchent aux propriétés structurelles de l’organisation, difficiles à modifier dans un contexte budgétaire contraint.
Ceci conduit à retenir des solutions locales ou à compter sur les capacités d’adaptation de l’équipe médicale en temps réel. Cette dernière apportant une réponse « prophylactique » (Clot, 2007) à une organisation qui se révèle rigide (faibles marges de manœuvre) ou déficitaire (absence de solutions).
La quatrième étape des EPECT demande aux analystes de définir les critères de validité des modes de réussite, ainsi que des mesures pour sécuriser le processus de soin. Toutefois, en l’absence de solutions applicables pour transformer l’organisation, les participants devront continuer leur réflexion et définir différemment les situations risquées. Il s’agit de trouver de nouveaux axes de réflexion plus macroscopiques (par exemple le travail d’équipe, la question du temps et la définition de l’urgence) et d’organiser de nouveaux espaces (groupe de travail, séminaire, comité de direction…) pour traiter ces nouveaux thèmes et chercher à apporter des solutions impliquant le niveau directionnel.
4 Discussion
Les résultats de notre recherche montrent que les méthodes classiques d’analyse des risques issues du domaine de l’ingénierie (AMDEC) présentent deux difficultés du point de vue des facteurs humains et organisationnels :
-
décrire comment une situation de travail quotidienne devient risquée pour soi (professionnel) ou pour les autres (collègues, patients…) ;
-
intégrer les dimensions organisationnelles dans les analyses de risques.
Ce travail s’inscrit dans un courant récent qui vise à comprendre le travail et à l’améliorer en mettant en place des espaces de discussions (Detchessahar, 2001, 2011 ; De Terssac, 2003 ; Dejours, 2006 ; Clot, 2008 ; Nascimento, 2009 ; Conjard et Journoud, 2013 ; Stroumza, 2013 ; Rocha, 2014…). Ces espaces donnent l’occasion de débattre du travail et favorisent la rencontre de différents mondes. Ici, il s’agit de favoriser le croisement de l’analyse de l’activité et de l’analyse des risques afin d’identifier et de comprendre les liens entre les situations de travail d’une équipe soignante et les situations risquées pour les patients. Ce travail de recherche s’inscrit également dans le courant des méthodes participatives d’analyse des risques (Nascimento, 2009 ; Osario et Clot, 2010 ; Carroll et Fahlbruch, 2011 ; Schöbel et Manzey, 2011 ; Rocha, 2014 ; Casse, 2015). Nous faisons l’hypothèse que cette contextualisation des risques est un moyen de répondre à une difficulté identifiée par Vincent et Amalberti (2016), celle d’ouvrir la discussion sur les menaces quotidiennes.
Mais la mise en évidence de la capacité de l’équipe à réussir le soin malgré les contraintes n’est pas sans risque. Dans un espace de partage et d’exploration de la complexité du travail (EPECT), le cheminement de la réflexion sur les capacités de l’équipe médicale à faire face aux complexités du travail pourrait encourager le management à faire reposer la réussite d’un soin (préparation, production, sécurité) sur la capacité d’adaptation et de régulation de l’équipe médicale et à désengager les manageurs et les décideurs vis-à-vis des problématiques organisationnelles. Ce résultat rejoint un deuxième constat de Vincent et Amalberti (2016) : il est difficile d’améliorer la sécurité des soins à l’échelle de l’organisation. Pour éviter ce biais, la méthode EPECT a défini des unités d’analyse pouvant être communes aux différents échelons de l’organisation. Pour favoriser une compréhension mutuelle des situations risquées, deux unités d’analyse sont fondamentales dans les EPECT. Il s’agit des modes de réussite et des impasses organisationnelles. Ils permettent de discuter les pratiques professionnelles, les situations de travail et l’organisation du travail. Premièrement, expliquer la raison d’être des modes de réussite permet de mieux décrire les besoins de l’équipe médicale et le système de contraintes dans lequel l’équipe agit. Deuxièmement, décrire les processus de fragilisation des modes de réussite conduit à caractériser les risques que peuvent engendrer les modes de réussite dans des situations de travail particulières. Enfin, décrire les impasses organisationnelles permet de questionner les dimensions qui structurent l’organisation – qu’elles soient formelles ou informelles – notamment les dispositions (notes d’organisation, règles de métiers, evidence-based medicine…), les dispositifs (matériels) et les acteurs (profession, parcours professionnel, culture des soignants…). Elles permettent de mettre à jour les besoins des acteurs pour réaliser l’activité, de les comparer aux ressources existantes et de faire émerger des inadéquations pouvant être à l’origine de risques.
Étudier les modes de réussite de l’équipe médicale et les impasses organisationnelles est une manière de caractériser les marges de manœuvre de l’équipe soignante en situation de travail, notion classiquement mobilisée en ergonomie. Les marges de manœuvre des opérateurs sont définies par Daniellou (1992) comme l’espace à l’intérieur duquel pourra se déployer l’activité. Coutarel (2005) distingue les marges de manœuvre externes qui font référence à l’espace et au temps de l’activité et les marges de manœuvre internes qui correspondent à la perception par le travailleur d’un déploiement possible de son activité. Selon les auteurs, les marges de manœuvre sont associées à la notion de régulation (Vézina, 2001 ; Coutarel, 2004) et/ou de pouvoir d’agir (Clot et Simonet, 2015 ; Coutarel et al., 2015). Coutarel (2004, p. 152) parle ainsi « d’espace de liberté, autorisé par l’organisation, et d’espace à investir par l’opérateur ». Un lien est ainsi fait entre l’organisation du travail et les actions menées par différents acteurs. Certains travaux en ergonomie se sont intéressés à la réduction de cet espace de liberté et à ses effets sur la santé, notamment pour expliquer l’apparition de troubles musculo-squelettiques (Coutarel, 2004 ; Petit et Dugué, 2011). Nous proposons de le faire pour expliquer l’apparition de situations risquées pour les patients en radiothérapie externe.
Les marges de manœuvre de l’organisation sont en général questionnées lors de la conception d’une organisation (création d’entreprise, nouveaux services ou produit, nouvelles technologies…) ou lors d’une évolution, d’une transformation (réforme, fusion, développement de la mobilité…). Elles sont plus rarement questionnées dans des situations « ordinaires » de travail. Ce travail a montré que la diminution des marges de manœuvre de l’organisation (multiplication des impasses organisationnelles) pouvait conduire l’équipe à mobiliser des modes de réussite risqués pour les patients. L’analyse de risques s’accompagne de la mise en discussion de deux types de marges de manœuvre : celles des opérateurs à partir d’une réflexion sur leurs modes de réussite et celles de l’organisation à partir de l’identification des impasses organisationnelles.
Questionner les impasses organisationnelles offre également l’occasion de revisiter un principe classique de l’ergonomie « comprendre le travail pour le transformer » (Guérin et al., 1997). Ces auteurs partent du postulat qu’une meilleure compréhension du travail et une confrontation de points de vue permettent de transformer le travail. Cet objectif n’est pas toujours accessible lorsque les contraintes sont multiples, que les interactions entre les métiers sont nombreuses et que le couplage entre les activités est fort. L’objectif de transformation peut être limité dans une situation de travail complexe et l’est d’autant plus lorsque les résultats d’analyse n’atteignent pas « ceux qui peuvent jouer un rôle dans la transformation des situations de travail » et que le diagnostic n’est pas mis en circulation « dans l’entreprise afin d’influencer des processus de décisions » (Guérin et al., 1997 ; Rocha, 2014). La méthode EPECT offre la possibilité d’intégrer et d’analyser les difficultés de transformation du travail dans les analyses de risques – dont l’ampleur devra être estimée dans de nouvelles recherches – et d’y associer l’ensemble de la ligne hiérarchique. Ainsi, la méthode EPECT est une invitation à corriger la conception des organisations et l’ingénierie de la prescription du travail, à questionner les responsabilités vis-à-vis des risques encourus par les patients et à ne plus faire reposer la sécurité des soins uniquement sur l’équipe opérationnelle.
5 Conclusion
La complexité croissante du travail en radiothérapie, la difficulté de mettre en regard les situations de travail d’une équipe et les situations risquées pour les patients, et l’absence de dispositions permettant d’anticiper et de maîtriser l’ensemble des situations risquées (objectif d’exhaustivité inatteignable) nous ont conduits à penser différemment l’analyse des risques.
Les principes méthodologiques développés dans les espaces de partage et d’exploration de la complexité du travail (EPECT) visent une modélisation de l’analyse des risques qui favorise la mise en visibilité de la complexité du travail et des dimensions positives du travail, le questionnement de l’organisation et sa mise en cohérence avec les pratiques des professionnels. Cette démarche est perçue comme plus valorisante et plus instructive par les équipes l’ayant expérimentée. Chaque scénario EPECT est une étape réflexive dans une démarche plus globale d’analyse des risques permettant progressivement de définir les besoins de l’équipe médicale pour réussir le soin, de cadrer les pratiques (savoir-faire de prudence, décisions de continuer ou d’interrompre le soin (go / no-go)…), de mieux identifier des situations risquées, d’agir sur les dimensions organisationnelles pour limiter les contraintes afin d’améliorer la sécurité des soins.
Cette méthode a deux objectifs. Le premier est de contextualiser l’analyse des risques pour ouvrir la discussion sur les risques quotidiens encourus par les patients. Le deuxième objectif est de mobiliser des unités d’analyse communes aux différents niveaux de l’organisation pour leur permettre de partager l’analyse des risques et d’améliorer la sécurité des soins à l’échelle de l’organisation. À ce titre, les impasses organisationnelles sont une unité d’analyse pouvant être comprise et travaillée par les lignes opérationnelle et managériale. Leur analyse est une invitation à questionner l’ingénierie de la prescription du travail. Ce travail commun sur l’organisation est une manière d’impliquer l’ensemble des membres d’une unité de radiothérapie jusqu’au haut management – d’un point de vue opérationnel – vis-à-vis des risques encourus par les patients.
Toutefois, si les principaux principes méthodologiques des EPECT ont été définis, il reste à s’assurer que le modèle d’analyse est généralisable à d’autres spécialités médicales (caractère autoportant de la méthode, capacité à analyser les situations risquées pour les patients, capacité à améliorer la sécurité des soins). Certaines difficultés ont d’ores et déjà été identifiées comme la définition du périmètre des scénarios, la représentativité des scénarios risqués, la relation des modes de réussite à la sécurité (passage modes de réussite sécurisés/risqués) et l’évaluation qualitative des situations risquées. Le travail de recherche se poursuit pour apporter des modifications à la méthode EPECT et définir les besoins d’accompagnement (guide méthodologique, formation…) des services de radiothérapie avant d’envisager de généraliser son opérationnalité.
Remerciements
L’auteur remercie chaleureusement les centres et les services de radiothérapie ayant participé aux différentes études et à la recherche ainsi que Céline Poret et Alexandre Largier pour leur relecture.
Références
- ASN. 2008. Guide d’auto-évaluation des risques encourus par les patients en radiothérapie externe. Guide ASN no 4 (ASN/DIS/2008-186). [Google Scholar]
- Baker DP et al. 2006. Teamwork as an essential component of high-reliability organisations. Health Res. Edu. Trust 41(4): 1576–1598. [Google Scholar]
- Barbier JM, Durand M. 2003. L’activité : un objet intégrateur pour les sciences sociales ? Dans : Recherche & Formation, No 42. L’analyse de l’activité. Approches situées, pp. 99–117. Disponible sur http://www.persee.fr/doc/refor_0988-1824_2003_num_42_1_1831. [Google Scholar]
- Bourrier M. 1999. Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation. Paris : Presses Universitaires de France. [Google Scholar]
- Cadet B, Kouabenan R. 2005. Évaluer et modéliser les risques : apports et limites de différents paradigmes dans le diagnostic de sécurité. Le travail humain 68: 7–35. [Google Scholar]
- Carroll JS, Fahlbruch B. 2011. The gift of failure: New approaches to analyzing and learning from events and near-misses. Honoring the contributions of Bernhard Wilpert. Saf. Sci. 49: 1–4. [Google Scholar]
- Casse C. 2015. Concevoir un dispositif de retour d’expérience intégrant l’activité réflexive collective : un enjeu de sécurité dans les tunnels routiers. Thèse de doctorat en ergonomie. Paris : Conservatoire National des Arts et Métiers, soutenue le 12 novembre 2015, 341 p. [Google Scholar]
- Clot Y. 2007. De l’analyse des pratiques au développement des métiers. Éducation et didactique [En ligne], vol. 1, no 1, avril 2007, mis en ligne le 01 avril 2009, Disponible sur http://educationdidactique.revues.org/106 (consulté le 30 septembre 2016). [Google Scholar]
- Clot Y. 2008. Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF. [Google Scholar]
- Clot Y. 2010. Le Travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte. [Google Scholar]
- Clot Y, Simonet P. 2015. Pouvoirs d’agir et marges de manœuvre. Le travail humain 78(1): 31–52. [Google Scholar]
- Conjard P, Journoud S. 2013. Ouvrir des espaces de discussion pour manager le travail. Management & avenir 63: 81–97. [CrossRef] [Google Scholar]
- Coppieters Y et al. 2004. Évaluation des risques, une approche pluridisciplinaire en santé publique. Environnement, risques & santé 3(1): 45–52. [Google Scholar]
- Coutarel F. 2004. La prévention des troubles musculo-squelettiques en conception : quelles marges de manœuvre pour le déploiement de l’activité ? Anthropologie sociale et ethnologie. Université Victor Segalen-Bordeaux II, Français. [Google Scholar]
- Coutarel F. 2005. Développer les marges de manœuvre et évaluer nos interventions pour faire face aux TMS : quelles conditions à une prévention durable ? 40e Congrès de la SELF, France, pp. 132–139. [Google Scholar]
- Coutarel F et al. 2015. Marge de manœuvre situationnelle et pouvoir d’agir : des concepts à l’intervention ergonomique. Le travail humain 78(1): 9–29. [Google Scholar]
- Cuvelier L. 2011. De la gestion des risques à la gestion des ressources de l’activité. Étude de la résilience en anesthésie pédiatrique. Thèse de doctorat en ergonomie, Paris : Conservatoire National des Arts et Métiers, soutenue le 06-06-2011, 262 p. [Google Scholar]
- Daniellou F. 1992. Le statut de la pratique et des connaissances en ergonomie. Thèse d’habilitation. Université de Toulouse. [Google Scholar]
- De Terssac G. 2003. La théorie de la régulation sociale : repères pour un débat. Dans : La théorie de la régulation sociale de JD Reynaud : débats et prolongements (G. De Terssac, Ed.), 448 p. Paris : La Découverte. [Google Scholar]
- Dejours C. 2006. Évaluation et institution en psychanalyse. Revue française de psychanalyse 70: 947–959. [CrossRef] [Google Scholar]
- Detchessahar M. 2001. Le « dire » et le « faire » : contribution à l’étude des nouvelles formes d’organisation. Revue de gestion des ressources humaines 39: 43–56. [Google Scholar]
- Detchessahar M. 2011. Santé au travail. Quand le management n’est pas le problème, mais la solution. Revue française de gestion 214(5): 89–105. [CrossRef] [Google Scholar]
- Guérin F et al. 1997. Comprendre le travail pour le transformer. La pratique de l’ergonomie. Lyon : ANACT. [Google Scholar]
- Hollnagel E. 2014. Safety I and Safety II: The past and the future of safety management. Dorchester: Dorset Press. [Google Scholar]
- Hubault F. 2004. Travailler, une expérience quotidienne du risque ? Séminaire Paris 1, 19–23 mai, 2003. Toulouse : Octarès Editions. [Google Scholar]
- Jouanneaux M. 2004. La vitalité au travail permet la maîtrise des situations à risques. Dans : Travailler, une expérience quotidienne du risque (F. Hubault, Ed.), pp. 67–84. Paris : Octarès Editions. [Google Scholar]
- Leplat J. 1996. Quelques aspects de la complexité en ergonomie. Dans : L’ergonomie en quête de ses principes. Débats épistémologiques (F. Daniellou, Ed.), pp. 57–76. Paris : Octarès Editions. [Google Scholar]
- Leplat J. 2003. Questions autour de la notion de risque. Dans : Les risques professionnels : évolution des approches. Nouvelles perspectives (D.R. Kouabénan, M. Dubois, Eds.), pp. 37–52. Toulouse : Octarès Editions. [Google Scholar]
- Magne L, Vasseur D. 2006. Risques industriels – Complexité, incertitude et décision : une approche interdisciplinaire. Paris : Lavoisier. [Google Scholar]
- Nascimento A. 2009. Produire la santé, produire la sécurité : développer une culture collective de sécurité en radiothérapie. Thèse de doctorat en ergonomie. Paris : Conservatoire National des Arts et Métiers, soutenue le 25 novembre 2009, 209 p. [Google Scholar]
- Osario C, Clot Y. 2010. L’analyse collective des accidents du travail : une méthode d’analyse pour intégrer la dimension subjective et développer le genre professionnel. Activités revue électronique 7: 28–41. [Google Scholar]
- Petit J, Dugué B. 2011. L’intervention ergonomique sur les risques psychosociaux dans les organisations : enjeux théoriques et méthodologiques. Le travail humain 74(4): 391–409. [Google Scholar]
- Planchette G. 2012. Vous avez dit complexe ! Perspectives pour la maîtrise des risques. Congrès de Maîtrise des Risques et de Sûreté de Fonctionnement, 16–18 octobre, 2012, Tours. [Google Scholar]
- Rocha R. 2014. Du silence organisationnel au développement de débat structuré sur le travail : les effets sur la sécurité et sur l’organisation. Thèse de doctorat en ergonomie. Université de Bordeaux, soutenue le 21 novembre 2014, 214 p. [Google Scholar]
- Schöbel M, Manzey D. 2011. Subjective theories of organizing and learning from events. Saf. Sci. 49: 47–54. [Google Scholar]
- Stroumza K. 2013. Construction d’un espace de parole à l’aide de l’analyse de l’activité dans une formation initiale en travail social. Pensée plurielle 32: 9–24. [CrossRef] [Google Scholar]
- Thellier S. 2017. Approche ergonomique de l’analyse des risques en radiothérapie : de l’analyse des modes de défaillances à la mise en discussion des modes de réussite. Thèse de doctorat en ergonomie. Paris : Conservatoire National des Arts et Métiers, soutenue le 12 décembre 2017. Disponible sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01740162/document. [Google Scholar]
- Thellier S. 2019. Analyse des risques en radiothérapie : forces et faiblesses de la méthode AMDEC (partie 1). Radioprotection 54(1): 11–19. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
- Vézina N. 2001. La pratique de l’ergonomie face aux TMS : ouverture à l’interdisciplinarité. Dans : Comptes rendus du congrès SELF-ACE 2001, vol. 1, pp. 44–60. [Google Scholar]
- Vincent C, Amalberti R. 2016. Safer Healthcare – Stratégies for the real world. New York, NY: Springer International Publishing. [CrossRef] [Google Scholar]
Citation de l’article : Thellier S. 2019. Analyse des risques en radiothérapie. Partie 2 : Des modes de défaillance aux modes de réussite, un changement de paradigme. Radioprotection 54(1): 21–30
Liste des tableaux
Tableau récapitulatif des actions menées aux trois étapes de la recherche.
Summary table of actions carried out to the three stages of the research.
Liste des figures
![]() |
Fig. 1 Proposition d’un nouveau cadre conceptuel pour faire des liens entre le travail et les risques. Proposal of a new conceptual framework to do link between work and risk. |
Dans le texte |
Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.
Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.
Initial download of the metrics may take a while.