Numéro |
Radioprotection
Volume 59, Numéro 3, July - September
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Page(s) | 155 - 163 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/radiopro/2024015 | |
Publié en ligne | 18 septembre 2024 |
Article
La rationalisation de la radioprotection à l’époque des pionniers du nucléaire
The rationalisation of radiation protection in the era of nuclear pioneers
Mines Paris – PSL, Centre de recherche sur les Risques et les Crises (CRC), Sophia-Antipolis, France
* Auteur de correspondance : aurelien.portelli@minesparis.psl.eu
Reçu :
3
Mars
2023
Accepté :
3
Avril
2023
Le centre nucléaire de Marcoule, mis en service en 1955 par le CEA, accueille les premiers réacteurs français de dimension industrielle. Leur exploitation pose un immense défi en matière de sécurité radiologique, auquel répond la création du Service de Protection contre les Radiations (SPR). Ce dernier rationalise la radioprotection et élabore sa doctrine en même temps qu’il développe ses moyens de contrôle et de surveillance. Conscient de l’ampleur de sa mission, le SPR cherche à réduire sa tâche en promouvant la contribution active du personnel à sa propre protection. Pour ce faire, il développe un programme d’éducation en matière de risque radioactif. Celui-ci est destiné aux agents de Marcoule, mais aussi au grand public, parmi lequel sont recrutés les travailleurs du nucléaire. Ce programme éducatif, illustré par le dessinateur Jacques Castan, participe ainsi de l’effort de rationalisation de la radioprotection entrepris par le SPR.
Abstract
The Marcoule nuclear centre, commissioned in 1955 by the CEA, is home to France’s first industrial-scale reactors. Their operation posed a huge challenge in terms of radiological safety, to which the Radiation Protection Department (SPR) was created in response. The SPR is rationalising radiation protection and developing its doctrine at the same time as developing its control and monitoring resources. Aware of the scope of its mission, the SPR sought to reduce its workload by promoting the active contribution of staff to their own protection. To this end, it is developing a radioactive risk education programme. It is aimed not only at Marcoule staff, but also at the public, from whom nuclear workers are recruited. This educational programme, illustrated by the drawer Jacques Castan, is part of the effort to rationalise radiation protection undertaken by the SPR.
Mots clés : rationalisation / industrie nucléaire / éducation / imaginaire
Key words: rationalisation / nuclear industry / education / imaginary
© A. Portelli, Published by EDP Sciences, 2024
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.
1 Introduction
Le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) est créé le 18 octobre 1945 pour poursuivre des recherches scientifiques et techniques en vue d’utiliser l’énergie nucléaire dans les domaines de la science, de l’industrie et de la défense. Zoé, la première pile atomique française, diverge le 15 décembre 1948 dans le fort de Châtillon. Le centre de Saclay est mis en service en juin 1952 pour accueillir de nouveaux réacteurs expérimentaux (Lefèvre, 2002).
Le 24 juillet 1952, l’Assemblée nationale adopte le plan Gaillard, permettant au programme nucléaire français de passer du stade expérimental au stade industriel. Le CEA choisit le site de Marcoule, dans le Gard, pour construire les premiers réacteurs de la filière graphite-gaz (Mazzucchetti, 2005). La finalité de Marcoule, mis en service en 1955, se précise durant ses premières années d’exploitation (Dänzer-Kantof et Torres, 2013). Le centre produit la matière nucléaire nécessaire pour constituer la future force de dissuasion nucléaire française et sert de prototype de centrale électrique. Les réacteurs G1, G2 et G3 divergent respectivement en janvier 1956, juillet 1958 et juin 1959. L’usine d’extraction du plutonium UP1 est mise en service en janvier 1958. Elle constitue le véritable cœur de Marcoule, dictant le rythme de production des autres installations.
L’exploitation des ensembles industriels confronte le CEA à des problèmes inédits en matière de protection contre les radiations. À l’origine, la radioprotection est peu formalisée au CEA, le risque radioactif étant considéré comme un problème classique de sécurité (Foasso, 2012). Il revient dès lors aux agents de prendre la mesure de ces risques et de se protéger en connaissance de cause. La prise de conscience de la spécificité des rayonnements conduit cependant à la nécessité d’une organisation dédiée à l’étude, la surveillance et la prévention du risque radioactif, donnant naissance en novembre 1951 au Service de Protection contre les Radiations (SPR) de Saclay (Strauss, 1999). La question de la protection contre les radiations change toutefois d’échelle avec l’ouverture de Marcoule, du fait de la présence de quantités grandissantes de matières radioactives et de l’inexpérience de la plupart des agents qui sont recrutés. L’industrie nucléaire n’en est qu’à ses débuts, et aucune expérience antérieure ne permet d’évaluer les risques d’irradiation ou de contamination des travailleurs. Certes, les équipes d’exploitation bénéficient de l’expertise du SPR de Saclay. Mais localement, tout ou presque reste à inventer. Cette tâche incombe au SPR de Marcoule, qui se charge de rationaliser la radioprotection en milieu industriel.
Cet article propose ainsi de questionner ce processus à travers l’étude du fonds d’archives du SPR de Marcoule, de sa création en 1955 à la fin des années 1960. La première partie relate les premières mesures de protection contre les radiations mises en œuvre à Marcoule. La deuxième partie présente le programme conçu par le SPR pour éduquer les travailleurs et le public en matière de risque radioactif. La troisième partie montre enfin l’apport du dessinateur Jacques Castan, dont les créations ont illustré le programme éducatif du SPR.
2 La normalisation de la radioprotection en milieu industriel
Fondé en novembre 1955 dès la création de Marcoule, le Groupe de Protection contre les Radiations (GPR) a pour mission d’assurer la radioprotection du personnel et le contrôle des effluents, sans entraver l’exploitation des installations (GPR, 1955a). Le 26 octobre 1956, une cartouche de combustible, mal positionnée dans le canal 19-13 de G1, s’échauffe et prend feu (Joffre, 2010 ; Marguet, 2012 ; Mangeon et al., 2024). L’accident met à rude épreuve le personnel. Si l’événement est jugé sans gravité, il révèle en revanche que des progrès restent à accomplir en matière de sûreté nucléaire et de protection radiologique. Pour le GPR, l’accident constitue une prise de conscience brutale de ses très grandes responsabilités dans l’exploitation des ensembles industriels (Gervais de Rouville, 1962).
Le GPR devient la Section de Protection contre les Radiations en juin 1957, puis le Service de Protection contre les Radiations en octobre 1959. L’évolution d’un groupe à un service traduit la croissance de l’activité de radioprotection, due à l’augmentation du nombre d’installations sur le site.
2.1 Le temps des premières difficultés
Les radioprotectionnistes de Marcoule bénéficient de l’expérience de leurs homologues de Saclay, participant au démarrage des activités de décontamination (SPR, 1958b), de la photométrie et du contrôle des eaux du Rhône (SPR, 1959a). Le SPR de Saclay intervient aussi pour fabriquer des matériels de mesure (SPR, 1957c), former les équipes de surveillance et assurer le stockage des boues et des déchets radioactifs (SPR, 1958a). Le GPR est en outre aidé par le Service Central de Protection contre les Radiations Ionisantes (SCPRI), service de l’État externe au CEA, qui participe à l’harmonisation des méthodes de contrôle et à la mise en place de prélèvements pour analyser l’impact radiologique de Marcoule sur l’environnement (SPR, 1959a).
Le GPR s’autonomise en développant peu à peu ses propres moyens d’action. Il rencontre toutefois plusieurs difficultés. Les agents ont tout d’abord besoin de locaux adaptés à leurs activités. Le chantier de construction du futur bâtiment SPR débute en janvier 1957 (GTI, 1957). Les travaux prennent du retard et ne sont achevés qu’en juillet 1958, soit 8 mois de plus que prévu (STI, 1958). Les radioprotectionnistes peinent également à constituer leur équipement. Les retards s’accumulent, complexifiant la gestion du matériel, qui doit être commandé 10 à 12 mois en avance (SPR, 1957b). La section finit cependant par recevoir les appareils électroniques, les détecteurs et les équipements individuels, ainsi que les véhicules nécessaires à ses activités. La section rencontre enfin des difficultés à recruter du personnel et les délais d’embauche sont excessivement longs. Les premiers ingénieurs prennent leur fonction en juin 1957 (SPR, 1957a). Le rythme des affectations s’accélère en 1958 et les besoins sont progressivement comblés. Le nombre de radioprotectionnistes passe ainsi de 28 agents en 1956 à 291 en 1960, date à laquelle la section est devenue un service.
2.2 Le développement des moyens de protection contre les radiations
Le SPR élabore sa doctrine en même temps qu’il développe ses moyens de protection (Rodier, 1962). La prise en compte des risques classiques ne doit pas être sous-estimée mais reste insuffisante dans un centre nucléaire (Rodier, 1964). La présence de particules radioactives impose de recourir à des éléments de sécurité radiologique. L’importance du risque radioactif justifie ainsi l’application de méthodes strictes de travail et nécessite un contrôle rigoureux des dangers d’irradiation externe et de contamination.
Les lieux de travail sont classés selon le niveau de risque radioactif, défini à partir des mesures qu’effectuent les radioprotectionnistes. Leur classification est déterminée dès la mise en service du centre, avant d’être revue en 1963 (CHS, 1965). Des sas étanches sont disposés à l’entrée et à la sortie des zones contaminées. Les agents du SPR effectuent des contrôles fréquents durant leurs rondes routinières. Les résultats sont regroupés sur des fiches pour faciliter leur utilisation et leur conservation.
Des films et des stylos dosimètres sont distribués au personnel dès décembre 1955 (GPR, 1955b). Les règles d’hygiène radioactives imposent aux travailleurs qui interviennent en zones réglementées de porter une tenue complète de protection, composée d’un pantalon, d’une chemise, d’une veste, d’une paire de chaussettes et d’un pull-over en hiver. Elle est complétée, dans les zones à risque permanent de contamination, d’une blouse, d’un calot et d’une ou plusieurs paires de surbottes (Boutot et Schipfer, 1964). La tenue en vinyle et le scaphandre sont réservés aux interventions en zone de travail occasionnel. Le port du masque respiratoire est obligatoire en cas de risque de contamination atmosphérique.
L’élimination des sources inutiles, confiée à la section des opérations radioactives, consiste à évacuer les résidus radioactifs et à décontaminer les locaux, le matériel et les vêtements de travail. Jusqu’en 1959, les opérations de décontamination sont effectuées dans chaque ensemble industriel par des agents spécialisés. Cette méthode est cependant jugée inefficace : elle est trop artisanale, chronophage et ne permet pas de comptabiliser le matériel traité. Les opérations sont en outre réalisées dans des conditions de sécurité insuffisantes. La mise en service, en 1960, de l’Atelier de Décontamination des Matériels (ADM), une station de traitement par voie chimique, permet de rationaliser le processus de décontamination. Il s’agit de la première installation de ce type en France. L’ADM est conçu pour limiter le nombre de personnes travaillant en actif, réduire le volume des effluents radioactifs et éliminer les sources de contamination.
L’utilisation des tenues de protection pose la question de la décontamination et du lavage d’une masse importante de vêtements (Rodier et al., 1962a). Une blanchisserie est en conséquence construite dès la mise en service des premiers ensembles. Mais l’installation se révèle rapidement insuffisante. En décembre 1959, la blanchisserie et les opérations de décontamination du linge sont confiées à la section des opérations radioactives (SPR, 1959b). L’atelier est agrandi en 1960 et le procédé de traitement est repensé. Les vêtements sales sont collectés dans les ensembles avant d’être envoyés à la laverie. Une machine semi-automatique de tri classe le linge selon son niveau de contamination (Rimaud et Cottignies, 1961 ; Cohendy et al., 1962). Les différents lots sont ensuite envoyés dans une chaîne de traitement actif ou inactif. Une fois traités, les vêtements sont séchés. Ceux qui ont été classés actifs au début de la chaîne sont vérifiés par une machine de contrôle du linge. Les éléments encore contaminés sont soumis à un nouveau traitement. Les lots de vêtements propres se rejoignent dans la salle de repassage. En fonction de leur état, des agents procèdent à leur ravaudage, avant de les stocker. Le procédé donne satisfaction et permet de traiter des volumes de linge en constante augmentation.
Le SPR contrôle également la radioactivité des effluents rejetés par les installations. Pour ce faire, il exploite un réseau de surveillance des rejets radioactifs dans l’atmosphère (Estournel et Gallissian, 1962). Des stations de contrôle des effluents et une station météorologique sont mises en service en août 1958 (SPR, 1958c). Cinq stations, situées dans un rayon de vingt-cinq km autour de Marcoule, complètent ce dispositif. Le service contrôle aussi l’impact des effluents gazeux et liquides sur la radioactivité naturelle du milieu (Marichal, 1962). Cette surveillance porte sur les eaux souterraines, les végétaux, la production laitière, les sédiments et la faune du Rhône. Le rejet des eaux résiduaires du centre sur le fleuve est contrôlé par le groupe de surveillance extérieur (Estournel, 1962).
Un plan d’intervention en cas d’accident nucléaire est élaboré entre 1958 et 1960 (Rodier, 1960). Quatre équipes mobiles de détection sont prévues pour effectuer des prélèvements dès le début de l’alerte (Estournel et Rodier, 1962). Les résultats des mesures d’irradiation sont communiqués par radio au chef du SPR. L’analyse des prélèvements s’effectue soit dans les laboratoires de Marcoule, soit dans un camion semi-remorque placé en dehors de la zone de contamination. Une fois l’alerte donnée, le personnel se dirige vers une aire de regroupement placée en dehors de la zone soumise aux retombées radioactives. Celle-ci doit être suffisamment vaste pour faciliter la circulation des bus. Les exercices d’entraînement permettent, dans les années suivantes, d’améliorer le plan d’intervention.
2.3 Le premier manuel de radioprotection
Dès 1956, les radioprotectionnistes réalisent la nécessité de capitaliser leur retour d’expérience et d’en produire une synthèse. Le SPR élabore ainsi un recueil de « Consignes générales de radioprotection », qui constitue le premier manuel de radioprotection en milieu industriel. Sa rédaction débute en 1964 (Guérin, 1964a) et le manuel est finalisé en novembre 1965 (Guérin, 1965). Le résultat obtenu s’appuie sur les difficultés rencontrées au quotidien pour assurer la protection des agents. Il témoigne de la nécessité de standardiser les pratiques afin de définir une culture commune pour sécuriser la filière nucléaire. Son but est de conserver une actualité permanente, en apportant des modifications prenant en compte les évolutions techniques. Le manuel est distribué dans les centres du CEA et utilisé comme modèle de normalisation de la radioprotection.
Face à l’ampleur de sa mission, le SPR pense que la solution réside dans la réduction de sa tâche (Chassany, 1962). Pour cela, le personnel doit prendre conscience de la nécessité d’apporter une contribution active à sa protection. La prévention psychologique, dont le but est d’éliminer les causes d’accidents liées au comportement humain, doit dès lors venir compléter la prévention technique. Pour ce faire, le SPR développe un programme d’éducation en matière de risque radioactif destiné aux travailleurs et au public.
3 L’éducation du public et des travailleurs du nucléaire
Pour le SPR, le public manifeste, au côté des travailleurs du nucléaire, une grande curiosité envers l’énergie atomique. Celle-ci est teintée de crainte, principalement en raison des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Certains, tel le philosophe et militant de la paix Lanza del Vasto (Rognon, 2013), perçoivent l’énergie nucléaire comme une apocalypse programmée et non comme une promesse de salut. Le SPR souligne en outre que des scientifiques et des ingénieurs, en cultivant un certain mystère autour du nucléaire, contribuent à le rendre incompréhensible et effrayant. Des erreurs publiées dans la presse enracinent dans l’esprit des individus des idées fausses ou déformées. Selon le SPR, il est crucial d’éliminer les craintes du public, parmi lequel les travailleurs du nucléaire sont recrutés, et de rectifier les erreurs diffusées dans les médias pour ne pas entraver les possibilités d’expansion de la filière (Rodier et al., 1962b). Le public doit ainsi faire l’objet d’un programme d’information générale, tandis que l’éducation doit se spécialiser en s’adressant aux opérateurs. Le programme éducatif du SPR participe de cette manière de l’effort de rationalisation de la radioprotection.
3.1 L’information du public en matière de risque radioactif
Le SPR recourt à des moyens directs et indirects pour informer le public. Les moyens directs concernent la participation du service à des expositions régionales, l’organisation de visites guidées de Marcoule et les présentations effectuées dans les établissements scolaires. Les agents s’efforcent d’expliquer le risque radioactif sans tenter de le minimiser. Ils présentent les méthodes de détection et les équipements de protection, effectuent des démonstrations, répondent aux questions individuelles, délivrant une présentation concrète plus efficace que des conférences magistrales.
Les moyens indirects consistent à informer les enseignants, les médecins, les ingénieurs et les chefs d’entreprise, pour qu’ils puissent répondre dans leur quotidien aux questions relatives à la protection contre les rayonnements. L’éducateur doit prendre en considération la personnalité de ses interlocuteurs et établir un contact individuel sans susciter de complexe d’infériorité.
3.2 L’éducation des agents de Marcoule
Le programme d’éducation des travailleurs est formalisé en 1959 (Guérin, 1964b). La plupart des agents recrutés sont inexpérimentés et se trouvent pour la première fois au contact de la radioactivité. De nombreux travailleurs conservent des idées préconçues, contre lesquelles il s’agit de lutter. Pour que la protection soit efficace et éviter toute réticence, il faut que l’agent ait conscience de sa nécessité. Pour ce faire, le programme éducatif du SPR est fondé sur la motivation des règles de sécurité et l’explication des objectifs à atteindre par les méthodes de protection.
Le programme d’éducation se compose de cycles de conférences illustrées par des supports visuels. Les textes des communications sont distribués aux agents. À partir de 1963, un bureau d’accueil est mis en place et tout nouvel agent est tenu de s’y présenter (Guérin, 1964b). Il reçoit des plaquettes et des fascicules sur les principes et les règlements de la radioprotection. Des explications lui sont fournies sur les dosimètres, les tenues et les masques de protection (CHS, 1964).
L’agent de radioprotection doit détenir une grande conscience professionnelle et une parfaite maîtrise de sa discipline. Or, les sciences nucléaires sont récentes et les techniques de protection entièrement nouvelles. Le nouvel agent applique ainsi des idées et des méthodes de travail pour lesquelles il n’a pas été formé initialement. En acquérant de l’expérience sur le terrain, il peut développer des méthodes différentes pouvant susciter des difficultés en matière d’exploitation. Des cycles de cours et de travaux pratiques sont donc organisés à destination des nouveaux agents et des plus anciens pour harmoniser les pratiques et actualiser leurs connaissances.
L’éducation des agents de protection se heurte à deux grandes difficultés. La première est liée à la nécessité du service, exigeant le maintien d’un nombre suffisant de radioprotectionnistes par équipes de surveillance dans les installations. La seconde tient aux différences d’horaires impliquant le travail en service continu. En outre, le SPR doit former un nombre croissant d’agents de radioprotection, tout en maintenant les effectifs d’apprenants en-deçà d’un seuil raisonnable pour obtenir les meilleurs résultats pédagogiques. Le SPR choisit en conséquence d’étaler dans le temps les cycles de cours. Ceux-ci débutent en 1960. La formation comporte douze conférences de formation technique et psychologique d’une heure et demie chacune. Les travaux pratiques, organisés en séances de trois heures, portent sur le maniement du matériel, son étalonnage et l’interprétation des résultats.
Le SPR met également en place, à partir de 1962, un programme d’enseignement destiné aux agents décontamineurs, afin d’obtenir une unité de doctrine, homogénéiser les pratiques de travail et éviter les erreurs de manipulation. Des cycles annuels de formation sont organisés. Les cours durent une semaine et comportent six conférences d’instruction générale et deux demi-journées de travaux pratiques.
L’éducation des autres travailleurs de Marcoule concerne les agents du CEA, les agents d’EDF et les salariés des entreprises extérieures. Les agents du CEA bénéficient de cours théoriques, complétés par des travaux pratiques qui portent sur le conditionnement et l’utilisation des appareils courants de détection et de mesure des rayonnements. Des séances sont également organisées pour le personnel d’EDF, complétées par la présentation d’équipements et par des démonstrations. L’éducation des salariés des entreprises extérieures doit faire l’objet d’une attention particulière. Ce personnel est extrêmement mouvant et ses contacts avec l’industrie nucléaire sont le plus souvent sporadiques. De plus, il est souvent désorienté par les consignes de protection et les méthodes de travail, très différentes de celles qu’il rencontre dans les autres industries. Le personnel des entreprises extérieures est inclus à partir de 1962 dans le programme d’éducation. Il assiste à des cycles de conférences expliquant les dangers des radiations ainsi que les normes et les consignes de protection.
Le SPR, contraint d’assurer en priorité ses missions de protection, prend du retard dans la finalisation de son programme d’éducation et dans la formation du personnel. En 1962, après plusieurs années d’efforts, le SPR souligne que ce retard a pu être comblé.
4 L’illustration du programme éducatif du SPR
La mise en œuvre du programme éducatif du SPR bénéficie du talent artistique de Jacques Castan, membre du bureau de dessin, dont les images ont pleinement contribué à la rationalisation de la radioprotection. Arrivé au SPR en 1957, Castan travaille d’abord sur les projets de fosses à déchets de Marcoule. Le chef du SPR remarque alors son coup de crayon et lui propose en 1959 d’illustrer le programme d’éducation des travailleurs et du public. Pour réaliser ses créations, Castan s’immerge dans l’activité de Marcoule, échange quotidiennement avec ses collègues, observe le travail dans les installations, où il circule librement. Les repas à la cafétéria, les trajets sur le site, constituent autant de moments d’échanges informels, lui permettant de capter les réalités techniques de la radioprotection ainsi que ses significations imaginaires sociales (Castoriadis, 1975).
4.1 Les créations de Jacques Castan
Entre 1959 et 1968, Castan dessine 86 affiches préventives. Castan veille à les renouveler fréquemment pour éviter l’effet de lassitude (Rodier et al., 1962b) et adopte une démarche humoristique pour figurer le risque radioactif et les consignes de protection. Il multiplie les trouvailles amusantes et les images insolites, en puisant son inspiration dans la religion, le conte merveilleux, l’imaginaire médiéval, l’ésotérisme, la science-fiction, la culture pop ou le roman national (Fig. 1). D’abord placardées dans les installations de Marcoule, les affiches sont diffusées dès le début des années 1960 dans les autres centres du CEA.
Castan illustre également plusieurs plaquettes préventives. Celles-ci mobilisent, de la même manière que les affiches, une approche humoristique pour éduquer les travailleurs et sont diffusées en grand nombre dans les centres du CEA. Elles livrent un monde peuplé de personnages et d’objets insolites, renvoyant à des références culturelles disparates (Fig. 2).
En 1962, Castan exécute une peinture murale en trois parties dans la cage d’escalier du bâtiment du SPR. Castan représente les activités du SPR et esthétise les agents du service. Les effets chromatiques, conjugués au jeu des lignes et des formes, contribuent à créer un environnement animé d’une énergie commune (Fig. 3).
Castan publie en 1963 une bande dessinée, dans le style d’Hergé, intitulée Sophie et Bruno au pays de l’atome (Castan, 1963). Cette œuvre de vulgarisation relate la découverte de Marcoule par deux enfants, Sophie et son frère Bruno. Durant la visite, Timoléon, un éducateur loufoque, enseigne aux enfants les principes de la radioprotection (Fig. 4).
Le dessinateur réalise en 1966 un jeu de l’oie qu’il intitule « Le noble jeu des lois de la radioprotection » (Fig. 5). Le titre, jouant sur l’homophonie entre « lois » et « l’oie », associe les règles de la radioprotection à la noblesse attribuée à ce jeu de société. Sous-titré « Sophie et Bruno appliquent les lois de la radioprotection », le jeu fait référence aux personnages de la bande dessinée. Des affiches et des éléments tirés des plaquettes sont également reproduits dans certaines cases. Le jeu se présente ainsi comme une synthèse des créations de Castan, traduisant les significations imaginaires de la radioprotection.
Figure 1 Le stylo et le film dosimètres sont des créatures célestes protégeant la vie des travailleurs. Ils constituent aussi un couple inséparable, comme Laurel et Hardy. Affiche préventive (1959). VRH 2014-04-09. CEA / J. CASTAN. |
Figure 2 Le recours à l’imaginaire médiéval pour évoquer le risque de criticité. Plaquette « La criticité » (1967). VRH-2014-04-121. CEA / J. CASTAN. |
Figure 3 La peinture renvoie aux recherches des avant-gardes modernes de la première moitié du XXe siècle. Castan s’inspire ici de Matisse et des Delaunay pour composer une peinture spectaculaire, exaltant la prouesse technique et la douceur de vivre méridionale. Fresque du SPR (1962). CEA / J. CASTAN. |
Figure 4 Sophie et Bruno utilisent chacun une tenue de protection pour se déguiser en fantôme. Sophie et Bruno au pays de l’atome (1963). VRH 2014-04-065. CEA / J. CASTAN. |
Figure 5 Un objet médiateur entre les travailleurs et leur famille : « Le noble jeu des Lois de la Radioprotection » (1966). VRH 2014-04-120. CEA / J. CASTAN. |
4.2 Les croyances et l’identité du métier de radioprotectionniste
L’imaginaire de la radioprotection renvoie à un ensemble de significations permettant aux agents du SPR de définir ce qui fait sens dans leur monde, où cohabitent des humains, des objets techniques et des particules radioactives. Le service rationalise la radioprotection en développant son activité et sa doctrine sur un imaginaire d’efficacité et un idéal de maîtrise, croyances à partir desquelles s’institue la radioprotection. Les affiches de Castan justifient l’intervention du SPR auprès des agents qu’il est censé protéger, mais dont il entrave nécessairement le travail. Le dessinateur se pose ainsi en intercesseur entre le mode d’action concret des opérateurs et les risques invisibles auxquels ils sont confrontés, révélant une connaissance profonde sur la radioprotection. Ses créations témoignent en cela de l’importance, pour les radioprotectionnistes de Marcoule, de croire et de faire croire en l’efficacité de leur action pour maîtriser un risque invisible et encore largement méconnu à l’aube de l’industrie nucléaire.
En même temps, les créations de Castan participent de l’effort de normalisation de la filière. Dans ses publications, le SPR souligne que l’exploitation de Marcoule peut se réaliser sans que la sécurité des travailleurs s’en trouve affectée. Les contrôles effectués sur l’environnement montrent que les effluents du centre n’affectent ni la faune ni la flore. La surveillance du Rhône révèle que les populations ne courent pas de danger, et la surveillance atmosphérique indique que les conditions de sécurité sont satisfaisantes. Si la possibilité d’un accident grave n’est pas exclue, les précautions prises rendent son occurrence très peu probable. De la même manière, la fresque du SPR tend à montrer que le travail dans le nucléaire n’est pas plus dangereux qu’ailleurs, et que les conditions de sécurité sont réunies pour développer la filière. Elle apaise les craintes du spectateur en lui montrant que les risques sont maîtrisés, faisant du nucléaire une industrie socialement désirable. Le jeu de l’oie permet à son tour de rassurer le joueur, en lui montrant que le respect des consignes de protection est aussi simple qu’un jeu d’enfant. Il lui signifie que l’efficacité de la radioprotection ne doit rien au hasard, contrairement à la progression du joueur, qui dépend du résultat obtenu par son lancer de dés.
Castan contribue de cette manière à la promotion de l’énergie nucléaire, en mesure de moderniser la production industrielle de la France et restaurer sa puissance perdue (Hecht, 2014). Sophie et Bruno au pays de l’atome célèbre ainsi la filière, dont les prouesses offrent au pays une forme de salut. L’album représente UP1 et G1 comme des installations futuristes, témoignant du rayonnement de la France. Elle montre que la physique nucléaire ouvre de nouveaux horizons techniques, en prenant soin d’exposer les moyens développés pour protéger les travailleurs et l’environnement des radiations.
Les créations de Castan présentent également une fonction identitaire, au sens où elles contribuent à valoriser le métier de radioprotectionniste. La fresque fait entrer le spectateur dans l’intimité du SPR, l’invitant à découvrir, en un coup d’œil, les tâches menées par les radioprotectionnistes. En représentant les laboratoires et les activités des agents, elle sublime le travail du SPR, chargé de sécuriser un secteur industriel en plein essor, et apporte une identité visuelle à une profession en train de s’inventer. De la même manière, le jeu de l’oie valorise le travail des radioprotectionnistes auprès de leur entourage, médiatisant ainsi un métier mal connu du public.
5 Conclusion
Le SPR de Marcoule rationalise la radioprotection à l’aube de la filière nucléaire, en faisant la démonstration qu’il est tout à fait possible de concilier les impératifs économiques et sanitaires afin d’envisager de développer une nouvelle industrie à haut risque, source de renaissance nationale. Le SPR élabore sa doctrine en traitant la question du risque radioactif sous les angles technique et psychologique. Sur le plan technique, le service met en place des consignes strictes, effectue des contrôles et distribue aux agents des équipements de protection individuelle. Afin d’harmoniser les pratiques, le SPR réalise le premier manuel de radioprotection en milieu industriel. Sur le plan psychologique, le service développe un programme d’éducation en matière de risque radioactif, illustré par Castan. Ses créations, en plus de contribuer à l’éducation des travailleurs et du public, traduisent l’imaginaire de la radioprotection, dans lequel prend sens l’argumentaire doctrinal et les activités du SPR. En même temps, les dessins de Castan valorisent le métier de radioprotectionniste. Son œuvre renvoie à une image idéalisée, fantasmée, des agents chargés de la protection contre les radiations, représentés comme les anges-gardiens du nucléaire, participant de cette manière au rayonnement d’une profession en train de s’institutionnaliser.
Remerciements
F. Lamare, chef du groupe Ingénierie de l’Information du CEA Marcoule : relecture de l’article.
Financement
Ces travaux de recherche n’ont fait l’objet d’aucun financement spécifique.
Conflits d’intérêts
L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt.
Déclaration de disponibilité des données
Les archives étudiées dans le cadre de ce travail de recherche sont conservées par la cellule Archives du CEA Marcoule.
Approbation éthique
L’approbation éthique n’était pas requise.
Déclaration de consentement éclairé
Cet article ne contient aucune étude impliquant des sujets humains.
Références
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Citation de l’article : Portelli A. 2024. La rationalisation de la radioprotection à l’époque des pionniers du nucléaire. Radioprotection 59(3): 155–163
Liste des figures
Figure 1 Le stylo et le film dosimètres sont des créatures célestes protégeant la vie des travailleurs. Ils constituent aussi un couple inséparable, comme Laurel et Hardy. Affiche préventive (1959). VRH 2014-04-09. CEA / J. CASTAN. |
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Figure 2 Le recours à l’imaginaire médiéval pour évoquer le risque de criticité. Plaquette « La criticité » (1967). VRH-2014-04-121. CEA / J. CASTAN. |
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Figure 3 La peinture renvoie aux recherches des avant-gardes modernes de la première moitié du XXe siècle. Castan s’inspire ici de Matisse et des Delaunay pour composer une peinture spectaculaire, exaltant la prouesse technique et la douceur de vivre méridionale. Fresque du SPR (1962). CEA / J. CASTAN. |
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Figure 4 Sophie et Bruno utilisent chacun une tenue de protection pour se déguiser en fantôme. Sophie et Bruno au pays de l’atome (1963). VRH 2014-04-065. CEA / J. CASTAN. |
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Figure 5 Un objet médiateur entre les travailleurs et leur famille : « Le noble jeu des Lois de la Radioprotection » (1966). VRH 2014-04-120. CEA / J. CASTAN. |
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